30 mai 2013

Vers la bétonisation de la colline de Vézelay

Vézelay, inscrit au patrimoine mondial de l’Unesco, ce beau village à flanc de colline dont la célèbre basilique ouvre sur de vastes paysages, où le temps semble ne pas avoir de prise ? Peut-être plus pour longtemps. Des transformations radicales se profilent. Les réactions à ce projet ne le sont pas moins.

Soit un village mondialement connu, parcouru chaque année par près d’un million de touristes et pèlerins, qui se lancent à l’assaut de la rue principale, vers la basilique restaurée par Viollet-Le-Duc. Pour récompense de leurs efforts, outre le magnifique édifice que l’on sait, la « terrasse », esplanade ombragée par de hauts marronniers abritant des colonies d’écureuils, déroule une pelouse rustique, en été bruissant de grillons, où bêtes et gens peuvent déambuler, s’étendre, partager un repas, un instant de musique ou la simple contemplation du panorama qui emmène le regard jusqu’à une bonne vingtaine de kilomètres à la ronde.

Ici, autrefois, s’élevait le château des abbés, dont la Révolution n’a laissé que quelques marches de belle pierre, chéries par les aquarellistes qui s’y assoient pour crayonner leurs esquisses. Encore avant, au XIe siècle, une abbaye prospère, à l’histoire mouvementée. Il en subsiste un pan de mur, qui traverse un jardin, en laissant jouer la lumière et les perspectives par ses ouvertures.
 
Une ruelle de Vézelay.© A. D.

Autour, les vieux remparts emmitouflés de lierre résistent mal au temps. Les passages entre les maisons, qu’on a un peu de mal à qualifier de rues, dévorés de roses trémières et d’herbes sauvages, affichent leurs fondrières géantes, leurs rafistolages de pacotille, les ravages des pluies d’orages et du gel. Ainsi le temps marque-t-il son empreinte sur le village.

Lors d’un passage éclair en ces murs le 30 septembre 2010, Nicolas Sarkozy avait demandé au préfet de l'Yonne de lui proposer « un programme d'actions, visant à redonner à ce lieu exceptionnel une esthétique en rapport avec son passé prestigieux et sa réputation mondiale ».

S’en est suivi un premier « Programme stratégique en faveur du renouveau de Vézelay » proposant d’agir, dans le cadre d’une Opération Grand Site, « sur le patrimoine public et le patrimoine privé, [de] transformer l’espace public en déshérence, mettre en perspective les monuments emblématiques, organiser les accès, mettre en place un dispositif didactique et moderne d’information et d’aide à la visite, valoriser la découverte de la colline éternelle en vues lointaines, aménager des itinéraires de découverte, développer l’économie locale et favoriser l’extension du vignoble. »

Durée envisagée pour la mise en œuvre de ce plan : « au moins dix ans », coût estimé « entre 45 et 60 millions d'euros », avec référence, sans plus de précisions, au modèle d’aménagement du Mont Saint-Michel…
 
Déambulation dominicale dans la rue principale de Vézelay.© A. D.

Rien que d’assez convenu dans les préconisations : restauration de la basilique (tympans, façades, mise en lumière) ; sauvegarde des remparts et des chemins de ronde ; mise en valeur des sites à proximité de Vézelay… et quand même quelques incertitudes au fil du texte qui, soulignant que les touristes séjournent brièvement dans le village, pointe un manque d’hébergements de « confort intermédiaire » entre établissements haut de gamme et « chambres d’hôtes labellisées gîtes de France et structures d’accueil bas de gamme » ; formulation peu flatteuse et qui pose question sur la nature des remèdes à apporter : envisagerait-on la construction de quelques hôtels bon marché au pied de la basilique ?

On prévoit la réfection de la voirie, l’accessibilité du site… ce qui relève de l’évidence, bien que la piétonnisation des rues, entraînant logiquement la suppression de la circulation automobile en journée, n’aille pas de soi : les habitants, les artisans, entendent user normalement de leur voiture, et ne pas devoir louer les services d’un sherpa pour remonter chez eux les provisions de la semaine ou leur matériel.

Vézelay est un village, pas un musée à ciel ouvert fréquenté uniquement par des touristes… Sauf si…

Béton et produits dérivés

« L’exceptionnelle richesse historique, culturelle, patrimoniale, architecturale du site classé du Vézelien échappe à nombre de visiteurs et n’est pas suffisamment capitalisée par le territoire », martèle le même document.

« Le territoire ne dispose pas d’un espace muséographique mettant en valeur le patrimoine singulier du Vézelien afin de donner aux visiteurs les clés de compréhension de ce site exceptionnel. »

Les « clés de compréhension » en question ne se résumeraient donc pas à une brochure illustrée ou à un audioguide… mais, comme il est d’usage lors d’une telle opération, à une refonte en profondeur du site, accompagnée de l’incontournable implantation d’un… « centre d’interprétation ».

Mais pour interpréter quoi ? On va trouver la réponse dans le « recours à des cabinets d’études ayant une compétence reconnue en matière de conception de projets dans des sites aux forts enjeux historiques, patrimoniaux, paysagers. »

La « compétence reconnue » est en l’occurrence, parmi les candidatures examinées par la mairie, celle de Frédéric Didier, architecte très controversé à qui on doit notamment la restauration bling-bling de la Grille Royale du château de Versailles en 2007.

Rappelons que Didier Rykner, historien d’art et fondateur de La Tribune de l’Art, dans un article intitulé Domaine de Versailles, ou Versailles-Land ? (1) qualifie alors l’opération de « non sens » et de « vandalisme officiel ».

Alexandre Gady, vice-président de l’association de protection du patrimoine Momus, dénonce un « monstre anhistorique » et un « cache-sexe doré » (2) tandis que notre confrère Jean Pierrard, s’insurge : « En achevant l'installation derrière le château, face à la ville, d'une grille flambant neuve habillée du chiffre et de la symbolique du Roi-Soleil, dorée comme une gourmette, le monument emblématique bouscule allègrement deux siècles d'histoire. » (3)

Frédéric Didier et son équipe élaborent donc, dans la plus grande discrétion, durant l’hiver 2011, un « schéma directeur », pour lequel ils reçoivent la bagatelle de 109 000 euros, payés par la Drac (Direction régionale des affaires culturelles). Ce document commence à circuler officieusement dans le village, par voie de mails, en l’absence de toute communication de la mairie.

Étrangement titré « pour la restauration et la mise en valeur de l’abbaye de la Madeleine » il affirme en préambule que le village doit être abordé « comme une véritable antichambre de l’abbaye, et non un corridor trop rapidement traversé aujourd’hui. »

Seul hic, il n’y a à Vézelay, comme on l’a vu, plus aucune abbaye à restaurer.

Qu’à cela ne tienne. À l’aide de documents d’archives, Frédéric Didier imagine ce qu’a dû être cet ensemble. Il n’y a plus qu’à lui rendre vie par « des opérations phares, clairement identifiées, susceptibles de transformer l’image de façon significative en répartissant les efforts sur les composantes patrimoniales majeures de la cité abbaye. »

Et pour ce qui est de transformer, ce projet ahurissant ne lésine pas.

La basilique se retrouverait flanquée d’un cloître de facture moderne, faisant face à une terrasse surélevée ceinte d’un parapet, recouvrant les minces vestiges d’un cellier mis à jour en 2012, et prolongé par un bâtiment imposant, le fameux « centre d’interprétation ». Cette bétonisation venant barrer et supprimer la rue actuelle, longeant une belle propriété au flanc de la basilique, laquelle propriété se verrait simplement amputée d’une partie de ses jardins pour permettre la refonte du paysage.

L’esplanade, derrière la basilique, dès lors en accès payant, se doit d’évoquer le souvenir de palais abbatiaux et de jardins disparus, soit par des aménagements en creux, soit par de nouveaux volumes végétaux, selon un tracé défini par les études archéologiques préalables.

La basilique elle-même, qui fait la renommée mondiale de Vézelay mais que l’architecte préfère appeler « abbatiale », ou simplement avec condescendance « église », n’échappe pas à sa thérapie de choc.

Parmi les transformations préconisées (réintégration de décors peints, remplacement de l’autel), une soulève un vrai tollé parmi la population de Vézelay et pas seulement chez les catholiques pratiquants : les grandes fenêtres vitrées qui laissent éclater la lumière naturelle feraient place à des vitraux colorés (bleus)… alors qu’on vient de partout contempler le chemin de lumière qui, lors du solstice d'été, projette des taches lumineuses dorées sur les dalles de la nef, depuis le narthex jusqu’au chœur, avec une progression et une précision somptueuses…

Au rayon marchandisation de Vézelay, on lit encore : « Des accessoires vestimentaires de médiation symboliques ou utilitaires, pourraient permettre de communiquer des informations simples sur un mode sensible, telles (sic) des écharpes, des foulards, des coquilles Saint Jacques, des bâtons de pèlerin, des capelines de pluie, support d’une médiation au graphisme soigné. » « Une ligne de produits dérivés signifiants en quelque sorte, ajoute le document dans son charabia laborieux, qui seraient vendus à prix raisonnable »… Enfin une allusion à la raison…

Le tout est accompagné de l’inévitable couplet sur la non moins inévitable et omniprésente « signalétique » nécessaire au touriste réputé ne pas faire la différence entre la basilique, le parking et les toilettes publiques.
 
Ici est prévue la construction d'une barre de béton.© A. D.
 
Proposition du cabinet d'études. © 2DBM ARCHITECTURE & PATRIMOINE

« Un bon projet est un projet fédérateur »

La machine administrative se met en place : comité de pilotage (État, région, conseil général, commune), comité scientifique... Mais… « ça piétine », constate-t-on avec agacement du côté des concepteurs du projet.

Dans son bureau à Avallon, le sous-préfet Jérôme Chappa rappelle ce qu’il a déjà affirmé lors d’une réunion publique à Vézelay (la deuxième seulement depuis le lancement du projet) le 13 avril dernier : « L’État, en aucun cas, n’impose ce schéma directeur aux habitants… Ce projet, qui n’est qu’une proposition, se fera avec leur accord, ou ne se fera pas. »

Pour illustrer son propos, il revient sur le point névralgique du centre d’interprétation « qui n’entraîne pas forcément la création d’un bâtiment, mais peut être aménagé dans une maison du site existante, dans le cadre d’un office de tourisme étoffé… » Voire donc ailleurs qu’à Vézelay intra-muros.

Et dans une volonté d’apaisement et de dialogue, il propose la mise en place d’un « comité citoyen », qui réunirait notamment des représentants des commerçants, des restaurateurs, des associations locales principales, des communautés religieuses… et ferait connaître ses souhaits à la mairie.

Idée séduisante, si ce n’est que cinq groupes de travail comprenant des habitants volontaires ont déjà planché, durant l’hiver 2011-2012, avec à la clé, une grande déception pour cette participante active : le document de synthèse élaboré par le sous-préfet lui a semblé « formaté, ne rendant pas compte de la richesse des propositions » et a simplement été « versé au dossier », avec toutes les apparences d’un enterrement en bonne et due forme ! Vézelay n’en a toujours pas vu la couleur.

Elle, pourtant, reste partante pour cette nouvelle instance de concertation : « Vézelay ingérable ? Une légende ! C’est juste que ce projet nous arrive d’en haut et de l’extérieur, sans notre participation. Toutes les bonnes volontés, toutes les expériences, toutes les compétences sont utiles. Un bon projet est un projet fédérateur… Cela passe par l’écoute, l’animation, une réelle démocratie participative. Mais pour cela il faudrait une vraie volonté politique qui n’existe ni au niveau de l’État, ni localement. »

C’est là que cette histoire devient emblématique du délicat exercice quotidien de la démocratie. Lorsqu’on parle de la « volonté des habitants » cela signifie que le maire et le conseil municipal portent légalement cette volonté et détiennent le pouvoir de décider au nom de la communauté qui les a élus.

Ce n’est certes pas facile pour le maire (sans étiquette), Claude Michon, de se retrouver brutalement investi d’un tel poids de décision, avec de tels enjeux patrimoniaux, financiers, politiques… spirituels même… face à une kyrielle « d’experts » au savoir quelque peu « écrasant », comme aime à le souligner cet homme qui rappelle aussi qu’ancien horloger, il n’est pas du sérail !

Opiniâtre et fonceur, il répète donc inlassablement qu’il en a assez de batailler contre l’administration, ses pesanteurs, ses peurs et ses multiples couches d’autoprotection paralysante, tandis que les remparts menacent de s’écrouler sur la tête des passants et que la végétation pousse entre les pierres de la basilique.

Les crédits proposés, il les veut pour ces travaux d’urgence.

Pour le reste, il affirme qu’il ne « signera pas pour des vitraux colorés, parce que la population n’en veut pas », n’a « aucune envie que Vézelay ressemble demain au Mont Saint-Michel », et trouverait « plus intéressant d’installer un tennis pour que les enfants aient des choses à faire le mercredi ».

Seulement, les crédits ne s’accordent pas aussi facilement : il faut négocier. Et il est bien difficile de savoir quelles sont les marges de manœuvre du maire, ce qu’il est prêt à négocier, et au final à céder… – le choix de Frédéric Didier, c’est quand même à lui qu’on le doit…– d’autant qu’il est en conflit permanent avec la quasi totalité de son conseil municipal.

Siégeant encore à ce conseil, André Villiers est ancien maire de Vézelay. Aujourd’hui président (UDI) du conseil général de l’Yonne, il exprime une position dénuée d’ambiguïté, qui rencontre une large sympathie dans la population, toutes tendances politiques confondues.

Les travaux engagés sur une partie des remparts, de la basilique, ainsi que sur d’autres monuments remarquables des environs constituent, explique-t-il, une phase préalable au lancement de l’Opération Grand Site, et coûtent déjà 8 millions d’euros.

Il propose donc que, prenant en compte « la période de crise profonde et durable que nous traversons et l’impécuniosité de l’État » la reconstitution de l’abbaye imaginée par le schéma directeur se fasse…« de façon virtuelle, avec les très beaux outils informatiques dont nous disposons ! » Et qu’on concentre les moyens et l’énergie sur l’essentiel : le sauvetage de la totalité des remparts, la sauvegarde de la basilique, la réfection des rues du village ; le souci de l’accueil des visiteurs ; le tout en concertation étroite, non seulement avec les architectes, les historiens, et les élus, mais avec « tous ceux qui partagent l’amour du lieu ».

Pierre Morice, président de l’Association des amis de Vézelay (4), illustre bien cet « amour du lieu ». Il énumère les conférences, les concerts, les expositions qui se tiennent toute l’année à Vézelay et ressent comme « une insulte la légèreté avec laquelle les auteurs du schéma directeur traitent ses habitants, au mépris de l’article 7 de la convention d’Aarhus qui, rappelle-t-il, stipule que la population doit être associée à tout projet ayant une incidence sur son environnement. »

Il estime, lui aussi, que cette concertation s’impose comme la tâche prioritaire de la prochaine équipe municipale, de qui dépendra la transmission pour les générations actuelles et futures d’un patrimoine splendide, dans un environnement préservé depuis des siècles… ou sa bétonisation au nom d’un parti pris prétendument historique et réellement marchand.

C’est peu dire que la colline est déjà entrée en campagne électorale. Peut-être d’ici cette échéance, Frédéric Didier aura-t-il enfin fait aux Vézeliens, l’honneur de les rencontrer ? Attendu à la réunion d’information publique du 13 avril dernier, il a délégué sans explication un de ses collaborateurs. Il n’aura donc pas entendu, parmi les interventions d’un public courtois et déterminé, la leçon d’histoire fort utile donnée avec élégance par Mgr François Tricard, le recteur de la basilique, ni celle d’architecture infligée par un confrère habitant du lieu…

C’est d’ailleurs un autre architecte, aujourd’hui retraité, qui a porté l’estocade : Antoine Debré, auteur du plan du secteur sauvegardé de Vézelay, approuvé à l’unanimité en 2000 et aujourd’hui bien malmené par ce schéma directeur.

Citant une remarque savoureuse de Le Corbusier, qui écrivait lors de son séjour à Vézelay en septembre 1939 : « Il n’y a pas d’architecte aujourd’hui à Vézelay et ceci nous vaut que la ville est intacte, sans un hiatus » (5), Antoine Debré constate amèrement : « Soixante-quinze ans plus tard, une équipe d’architectes qui connaît mal Vézelay - et n’en a qu’une connaissance livresque - est prête à le transformer de façon irrémédiable. »

(1) La Tribune de l’Art, 25 mars 2007

(2) Connaissance des Arts n° 653

(3) Le Point, 03/07/2008

(4) http://www.lesamisdevezelay.fr/

(5) Le Corbusier poursuit : « C’est une sensation doucement pénétrante d’harmonie et rare ma foi. Il n’y a pas eu autrefois d’architecte à Vézelay, mais des bâtisseurs. De père en fils ou autrement ; de main en main en tout cas, chaine continue tendue à travers les sautes des modes ou des cycles, raison même de ce qui charme ici : les nuances. (…) » In Sur les quatre routes, Paris, 1941.
 
A perte de vue...© A. D.

Source

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.