01 août 2013

De la destruction violente de l’espèce humaine

Il n’avait malheureusement pas si tort, ce roi de Dahomey, dans l’intérieur de l’Afrique, qui disait il n’y a pas longtemps à un Anglais : Dieu a fait ce monde pour la guerre ; tous les royaumes, grands et petits, l’ont pratiquée dans tous les temps, quoique sur des principes différents.

L’histoire prouve malheureusement que la guerre est l’état habituel du genre humain dans un certain sens ; c’est-à-dire, que le sang humain doit couler sans interruption sur le globe, ici ou là ; et que la paix, pour chaque nation, n’est qu’un répit.

On cite la clôture du temple de Janus, sous Auguste ; on cite une année du règne guerrier de Charlemagne (l’année 790) où il ne fit pas la guerre. On cite une courte époque après la paix de Ryswick, en 1697, et une autre tout aussi courte après celle de Carlowitz, en 1699, où il n’y eut point de guerre, non-seulement dans toute l’Europe, mais même dans tout le monde connu. Mais ces époques ne sont que des moments. D’ailleurs, qui peut savoir ce qui se passe sur le globe entier à telle ou telle époque ?

Le siècle qui finit commença, pour la France, par une guerre cruelle, qui ne fut terminée qu’en 1714 par le traité de Rastadt. En 1719, la France déclara la guerre à l’Espagne ; le traité de Paris y mit fin en 1727. L’élection du roi de Pologne ralluma la guerre en 1733 ; la paix se fit en 1736. Quatre ans après, la guerre terrible de la succession autrichienne s’alluma, et dura sans interruption jusqu’en 1748. Huit années de paix commençaient à cicatriser les plaies de huit années de guerre, lorsque l’ambition de l’Angleterre força la France à prendre les armes. La guerre de sept ans n’est que trop connue. Après quinze ans de repos, la révolution d’Amérique entraîna de nouveau la France dans une guerre dont toute la sagesse humaine ne pouvait prévoir les conséquences. On signe la paix en 1782 ; sept ans après la Révolution commence : elle dure encore ; et peut-être que dans ce moment elle a coûté trois millions d’hommes à la France.

Ainsi, à ne considérer que la France, voilà quarante ans de guerre sur quatre-vingt-treize. Si d’autres nations ont été plus heureuses, d’autres l’ont été beaucoup moins. Mais ce n’est point assez de considérer un point du temps et un point du globe ; il faut porter un coup d’oeil rapide sur cette longue suite de massacres, qui souille toutes les pages de l’histoire. On verra la guerre sévir sans interruption, comme une fièvre continue marquée par d’effoyables redoublements. Je prie le lecteur de suivre ce tableau depuis le déclin de la république romaine.

Marius extermine, dans une bataille, deux cent mille Cimbres et Teutons. Mithridate fait égorger quatre-vingt mille Romains : Sylla lui tue quatre-vingt-dix mille hommes, dans un combat livré en Béotie, où il en perd lui-même dix mille. Bientôt on voit les guerres civiles et les proscriptions. César à lui seul fait mourir un million d’hommes sur le champ de bataille (avant lui Alexandre avait eu ce funeste honneur). Auguste ferme un instant le temple de Janus ; mais il l’ouvre pour des siècles, en établissant un empire électif. Quelques bons princes laissent respirer l’Etat ; mais la guerre ne cesse jamais, et sous l’empire du bon Titus six cent mille hommes périssent au siège de Jérusalem.

La destruction des hommes opérée par les armes des Romains est vraiment effrayante. Le Bas-Empire ne présente qu’une suite de massacres. À commencer par Constantin, quelles guerres et quelles batailles ! Licinius perd vingt mille hommes à Cibalis, trente-quatre mille à Andrinople, et cent mille à Chrysopolis. Les nations du nord commencent à s’ébranler. Les Francs, les Goths, les Huns, les Lombards, les Alains, les Vandales, etc, attaquent l’Empire et le déchirent successivement. Attila met l’Europe à feu et à sang. Les Français lui tuent plus de deux cent mille hommes près de Châlons ; et les Goths, l’année suivante, lui font subir une perte encore plus considérable. En moins d’un siècle, Rome est prise et saccagée trois fois ; et dans une sédition qui s’élève à Constantinople, quarante mille personnes sont égorgées. Les Goths s’emparent de Milan, et y tuent trois cent mille habitants. Totila fait massacrer tous les habitants de Tivoli, et quatre-vingt-dix mille hommes au sac de Rome.
 
Mahomet paraît ; le glaive et l’alcoran parcourent les deux tiers du globe. Les Sarrasins courent de l’Euphrate au Guadalquivir. Ils détruisent de fond en comble l’immense ville de Syracuse ; ils perdent trente mille hommes près de Constantinople, dans un seul combat naval ; et Pelage leur en tue vingt mille dans une bataille de terre. Ces pertes n’étaient rien pour les Sarrasins ; mais le torrent rencontre le génie des Francs dans les plaines de Tours, où le fils du premier Pépin, au milieu de trois cent mille cadavres, attache à son nom l’épithète terrible qui le distingue encore. L’islamisme, porté en Espagne, y trouve un rival indomptable. Jamais peut-être on ne vit plus de gloire, plus de grandeur et plus de carnage. La lutte des chrétiens et des musulmans, en Espagne, est un combat de huit cents ans. Plusieurs expéditions, et même plusieurs batailles y coûtent vingt, trente, quarante et jusqu’à quatre-vingt mille vies.

Charlemagne monte sur le trône, et combat pendant un demi-siècle. Chaque année il décrète sur quelle partie de l’Europe il doit envoyer la mort. Présent partout et partout vainqueur, il écrase des nations de fer comme César écrasait les hommes-femmes de l’Asie. Les Normands commencent cette longue suite de ravages et de cruautés qui nous font encore frémir. L’immense héritage de Charlemagne est déchiré : l’ambition le couvre de sang, et le nom des Francs disparaît à la bataille de Fontenay. L’Italie entière est saccagée par les Sarrasins, tandis que les Normands, les Danois et les Hongrois ravageaient la France, la Hollande, l’Angleterre, l’Allemagne et la Grèce. Les nations barbares s’établissent enfin et s’apprivoisent.

Cette veine ne donne plus de sang ; une autre s’ouvre à l’instant : les croisades commencent. L’Europe entière se précipite sur l’Asie ; on ne compte plus que par myriades le nombre des victimes. Gengis-Khan et ses fils subjuguent et ravagent le globe depuis la Chine jusqu’à la Bohème. Les Français qui s’étaient croisés contre les musulmans se croisent contre les hérétiques : guerre cruelle des Albigeois. Bataille de Bouvines, où trente mille hommes perdent la vie. Cinq ans après, quatre-vingt mille Sarrasins périssent au siège de Damiette. Les Guelfes et les Gibelins commencent cette lutte qui devait ensanglanter si longtemps l’Italie. Le flambeau des guerres civiles s’allume en Angleterre. Vêpres siciliennes. Sous les règnes d’Edouard et de Philippe-de-Valois, la France et l’Angleterre se heurtent plus violemment que jamais, et créent une nouvelle ère de carnage.

Massacre des Juifs ; bataille de Poitiers ; bataille de Nicopolis : le vainqueur tombe sous les coups de Tamerlan qui répète Gengis-Khan. Le duc de Bourgogne fait assassiner le duc d’Orléans, et commence la sanglante rivalité des deux familles. Bataille d’Azincourt. Les Hussites mettent à feu et à sang une grande partie de l’Allemagne. Mahomet II règne et combat trente ans. L’Angleterre, repoussée dans ses limites, se déchire de ses propres mains. Les maisons d’York et de Lancastre la baignent dans le sang. L’héritière de Bourgogne porte ses Etats dans la maison d’Autriche ; et dans ce contrat de mariage, il est écrit que les hommes s’égorgeront pendant trois siècles, de la Baltique à la Méditerranée.

Découverte du Nouveau-Monde :
C’est l’arrêt de mort de trois millions d’Indiens. Charles V et François Ier paraissent sur le théâtre du monde : chaque page de leur histoire est rouge de sang humain. Règne de Soliman ; bataille de Mohatz ; siège de Vienne ; siège de Malte, etc. Mais c’est de l’ombre d’un cloître que sort un dès plus grands fléaux du genre humain. Luther paraît ; Calvin le suit. Guerre des paysans ; guerre de trente ans ; guerre civile de France ; massacre des Pays-Bas ; massacre d’Irlande ; massacre des Cévennes ; journée de la St-Barthélemi ; meurtre de Henri III, de Henri IV, de Marie-Stuart, de Charles Ier; et de nos jours enfin la Révolution française, qui part de la même source.
 
Je ne pousserai pas plus loin cet épouvantable tableau : notre siècle et celui qui l’a précédé sont trop connus. Qu’on remonte jusqu’au berceau des nations ; qu’on descende jusqu’à nos jours ; qu’on examine les peuples dans toutes les positions possibles, depuis l’état de barbarie jusqu’à celui de civilisation la plus raffinée ; toujours on trouvera la guerre. Par cette cause, qui est la principale, et par toutes celles qui s’y joignent, l’effusion du sang humain n’est jamais suspendue dans l’univers : tantôt elle est moins forte sur une plus grande surface, et tantôt plus abondante sur une surface moins étendue ; en sorte qu’elle est à peu près constante.

Mais de temps en temps il arrive des événements extraordinaires qui l’augmentent prodigieusement, comme les guerres puniques, les triumvirats, les victoires de César, l’irruption des barbares, les croisades, les guerres de religion, la succession d’Espagne, la Révolution française, etc. Si l’on avait des tables de massacres comme on a des tables météorologiques, qui sait si l’on n’en découvrirait point la loi au bout de quelques siècles d’observation ? Buffon a fort bien prouvé qu’une grande partie des animaux est destinée à mourir de mort violente. Il aurait pu, suivant les apparences, étendre sa démonstration à l’homme ; mais on peut s’en rapporter aux faits.

Il y a lieu de douter, au reste, que cette destruction violente soit, en général, un aussi grand mal qu’on le croit : du moins, c’est un de ces maux qui entrent dans un ordre de choses où tout est violent et contre nature, et qui produisent des compensations. D’abord lorsque l’âme humaine a perdu son ressort par la mollesse, l’incrédulité et les vices gangreneux qui suivent l’excès de la civilisation, elle ne peut être retrempée que dans le sang.

Il n’est pas aisé, à beaucoup près, d’expliquer pourquoi la guerre produit des effets différents, suivant les différentes circonstances. Ce qu’on voit assez clairement, c’est que le genre humain peut être considéré comme un arbre qu’une main invisible taille sans relâche, et qui gagne souvent à cette opération. A la vérité, si l’on touche le tronc, ou si l’on coupe en tête de saule, l’arbre peut périr ; mais qui connaît les limites pour l’arbre humain ? Ce que nous savons, c’est que l’extrême carnage s’allie souvent avec l’extrême population, comme on l’a vu surtout dans les anciennes républiques grecques, et en Espagne sous la domination des Arabes. Les lieux communs sur la guerre ne signifient rien : il ne faut pas être fort habile pour savoir que plus on tue d’hommes, et moins il en reste dans le moment ; comme il est vrai que plus on coupe de branches, et moins il en reste sur l’arbre ; mais ce sont les suites de l’opération qu’il faut considérer.
 
Or, en suivant toujours la même comparaison, on peut observer que le jardinier habile dirige moins la taille à la végétation absolue qu’à la fructification de l’arbre : ce sont des fruits, et non du bois et des feuilles, qu’il demande à la plante. Or les véritables fruits de la nature humaine, les arts, les sciences, les grandes entreprises, les hautes conceptions, les vertus mâles, tiennent surtout à l’état de guerre. On sait que les nations ne parviennent jamais au plus haut point de grandeur dont elles sont susceptibles, qu’après de longues et sanglantes guerres. Ainsi le point rayonnant pour les Grecs fut l’époque terrible de la guerre du Péloponèse ; le siècle d’Auguste suivit immédiatement la guerre civile et les proscriptions ; le génie français fut dégrossi par la Ligue et poli par la Fronde : tous les grands hommes du siècle de la reine Anne naquirent au milieu des commotions politiques. En un mot, on dirait que le sang est l’engrais de cette plante qu’on appelle génie.

Joseph de Maistre – Considérations sur la France (1797)

3 commentaires:

  1. merci pour ce tour de manège auquel est
    soumise l'Humanité ,
    l'Humanité , la pile énergétique qui alimente
    incognito
    les prédateurs cosmiques en place derrière toutes les têtes couronnées ...
    citation :
    "tous les grands hommes du siècle de la reine Anne naquirent au milieu des commotions politiques. En un mot, on dirait que le sang est l’engrais de cette plante qu’on appelle génie."

    Nous y voilà !
    et le dernier épandage de sang a eu lieu
    avec les déraillements de trains à répétition
    sans oublier l'accident du car de pèlerins italiens ...
    Avez vous remarqué que ces drames sont
    tous proches de la naissance du bébé royal le 22 juillet ?

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  2. War is good for absolutly nothing....excepté pour quelques-uns....
    https://www.youtube.com/watch?v=h__zgVz9fN4

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  3. Phrase finale déconcertante :
    "En un mot, on dirait que le sang est l’engrais de cette plante qu’on appelle génie. "
    Certes, la guerre est l'occasion de "progrès technologiques", l'effort des nations belligérantes pour l'emporter stimule certaines sciences, afin de mieux massacrer l'humanité (les civils...).
    La guerre est surtout, pour l'oligarchie, le moyen de s'enrichir considérablement sur le sang versé. L'effort de guerre, et les emprunts indispensables, profitent aux banquiers, et le flot des armes et munitions à fabriquer enrichit les marchands d'armes et industriels de l'armement.
    Enfin, la guerre de l'information et de l'espionnage, et face au "terrorisme", justifie la surveillance et le contrôle généralisés que l'oligarchie veut mettre en place pour sa dictature mondiale.

    La guerre profite donc en réalité à l'oligarchie planétaire, laquelle est foncièrement apatride et inhumaine...aux guerres chaudes et sanglantes ont succédé les guerres insidieuses, par "intermédiaires" comme en Syrie, et la fameuse "guerre au terrorisme".

    L'ami Pierrot

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