18 avril 2014

Au sommet de la montagne


Cet été là, je marchais seul dans les monts d'Auvergne. Marcher seul, c'est facile : pas à attendre les traînards, les geignards, ceux qui s'arrêtent à toutes les fontaines, à toutes les terrasses de bistrot, s'écroulent à l'ombre à chaque dénivelé. Pas de bavards, non plus.

Vous avez dit misanthrope ? Que nenni. Ah que nenni, même. Mais, comme l'ami Thoreau, je pense que marcher est un acte sérieux, grave, méditatif, sous un aspect mécanique, qui ne supporte pas l'amateurisme ni les demi-mesures.

Sacré ? Oui, sacré, dès lors qu'on l'intériorise. Marcher en dedans, comme en dehors.

Les arts martiaux chinois savent un certain nombre de marches, qui toutes ont des buts et des effets différents.

Marcher requiert une vigilance constante, dont la charge principale est dévolue à l'intelligence - dite instinctive - du corps.

Il me souvient d'un dénivelé assez doux, mais hérissé de pierres roulantes dangereuses pour les chevilles et toute la suite de la structure, que j'ai descendu en état d'hypnose. Le corps veillait, l'esprit était envolé*.

Marcher en conscience, chose presqu'impossible sur le moyen et le long terme, est une autre aventure.

Seul, ce qui est difficile, à moins d'être devenu absolument indifférent à toute perte, c'est d'être libre de ses affaires - sac, chaussures, tente - en phase de repos, à moins de tout trimballer 24 h sur 24.

Un matin, j'allai au sommet du Sancy.

C'est loin dans mes souvenirs, ça a pris un peu la poussière. Était-ce le matin, l'après-midi ? J'ai oublié.

Il était dans mes habitudes de partir à l'aube, et de marcher dans la fraîcheur. Pas à la lampe frontale comme je l'ai vu faire sur le Saint-Jacques par deux savoyards, forçats de la route, mais suffisamment tôt pour rompre successivement du front toutes les toiles qu'avaient tendues les araignées durant la nuit, humides de rosée, comme de rafraîchissantes serpillières et voir rentrer chez eux les prudents et inquiets lapins dans un ballet précipité de tutus beiges et blancs.

Pouvez-vous imaginer quelle est la vie du lapin, que tous convoitent, si peu armé pour sa défense, si ce n'est son art de bondir à la moindre alerte, et ses incroyables oreilles toujours au guet, ses moustaches frémissantes, sa capacité à se reproduire qui oblitère les nombreuses pertes qui endeuillent son clan, et, tel le pauvre randonneur solitaire, le court fil qui le relie à son terrier, à ses affaires ?

J'ai oublié l'heure, mais me souviens qu'il faisait chaud, voire plus, ce jour là. Et aussi d'une mince ligne de crête d'un mètre de large, peut-être, entre deux gouffres.

J'arrivai, fumant.

En même temps qu'un téléphérique - télécabine ? j'ignore le mot idoine - plein d'aimables momies roses de peau, casquées d'argent, élégamment, fraîchement et proprement vêtues, qui s'égaillèrent en piaillant et commencèrent à s'auto-mitrailler devant les horizons comme Sir Edmund Hillary l'a peut-être fait en son temps.

Nul doute que s'ils avaient eu entre les mains un drapeau de leur fief - Sam Suffy -, ils l'auraient déployé sous le flamboyant et splendide soleil.

Un peu dégoûté (ma question actuelle est la suivante : serais-tu encore dégoûté, VJ, si tu revivais une situation identique, ou y serais-tu devenu indifférent ? Bref : as-tu avancé dans le renoncement à toute illusion, ou non ?), suant, poussiéreux, j'orientai ma boussole vers un bel hôtel, où je pris la plus belle chambre et plus tard le menu le plus cher.

Pour me reposer, et me décrasser à fond, parce que j'avais omis de me laver depuis deux ou trois jours, vue la difficulté de s'éloigner du terrier, mais aussi, vu l'air dégoûté et méfiant du réceptionniste, pour casser le cliché du vagabond désargenté, voleur de poules.

Une image bien ancrée, puisqu'on me demanda de payer d'avance.

* Fait ça aussi en voiture, un matin. 40 km sans le moindre souvenir.

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