29 juin 2014

George Orwell : 2019 - Première Partie - Chapitre VII


S’il y a un espoir, écrivait Gérard, il réside chez les citoyens.

S’il y avait un espoir, il devait en effet se trouver chez les citoyens car là seulement, dans ces fourmillantes masses dédaignées, quatre-vingt-cinq pour cent de la population de l’Occident, pourrait naître la force qui détruirait la Pensée Unique. La Pensée Unique ne pouvait être renversée de l’intérieur. Ses ennemis, si elle en avait, ne possédaient aucun moyen de se grouper ou même de se reconnaître les uns les autres. Si même les légendaires Anonymous existaient, ce qui était possible, il était inconcevable que ses membres puissent se rassembler en nombre supérieur à quelques-uns. La rébellion, chez eux, c’était un regard des yeux, une inflexion de voix, au plus, un mot chuchoté à l’occasion. Mais les citoyens n’auraient pas besoin de conspirer, si seulement ils pouvaient, d’une façon ou d’une autre, prendre conscience de leur propre force. Ils n’avaient qu’à se dresser et se secouer comme un cheval qui s’ébroue pour chasser les mouches. S’ils le voulaient, ils pouvaient dès le lendemain souffler sur la Pensée Unique et la mettre en pièces. Sûrement, tôt ou tard, il leur viendrait à l’idée de le faire ? Et pourtant !

Il se souvint qu’une fois, alors qu’il descendait une rue bondée de gens, une effrayante clameur d’une centaine de voix, des voix de femmes, avait éclaté un peu plus loin, dans une rue transversale. C’était un formidable cri de colère et de désespoir, un « Oh-o-o-oh ! » profond et retentissant dont l’écho se prolongeait comme le son d’une cloche. Son cœur avait bondi. « On a commencé avait-il pensé. Une émeute ! À la fin, les citoyens brisent leurs chaînes. »

Quand il arriva à l’endroit du vacarme, ce fut pour voir une cohue de deux ou trois cents femmes pressées autour des rayons d’un Supermarché. Elles avaient des visages aussi tragiques que si elles avaient été les passagers condamnés d’un bateau en train de sombrer. Mais à ce moment, le désespoir général se brisa en une multitude de querelles individuelles. Il apparut qu’à un des rayons l’on vendait des GSM. C’était une camelote misérable, mais les produits hi-tech étaient toujours difficiles à obtenir à leur sortie. Le stock s’était brusquement épuisé. Les femmes qui avaient réussi à en avoir, poussées et bousculées par les autres, essayaient de se retirer avec leurs I-phones, tandis que des douzaines d’autres criaient autour de l’étal, accusaient le vendeur de favoritisme et prétendaient qu’il avait des I-phones en réserve quelque part.

Il y eut une nouvelle explosion de glapissements. Deux femmes énormes, dont l’une avait les cheveux défaits, s’étaient emparées de la même I-phone et essayaient de se l’arracher l’une l’autre des mains. Elles tirèrent violemment toutes deux un moment, puis le boitier se détacha : Gérard les regarda avec dégoût.

Pourtant, quelle puissance presque effrayante avait un moment sonné dans ce cri jailli de quelques centaines de gosiers seulement. Comment se faisait-il qu’ils ne pouvaient jamais crier ainsi pour des raisons importantes ? Gérard écrivit :

Ils ne se révolteront que lorsqu’ils seront devenus conscients et ils ne pourront devenir conscients qu’après s’être révoltés.

« Cela, pensa-t-il, pourrait presque être une transcription de l’un des manuels de la Pensée Unique. » La Pensée Unique prétendait, naturellement, avoir délivré les citoyens de l’esclavage. Avant la Révolution, ils étaient hideusement opprimés par les capitalistes. Ils étaient affamés et fouettés. Les femmes étaient obligées de travailler dans des mines de charbon (des femmes, d’ailleurs, travaillaient encore dans des mines de charbon). Les enfants étaient vendus aux usines à l’âge de six ans.

Mais en même temps que ces déclarations, en vertu des principes de la double-pensée, la Pensée Unique enseignait que les citoyens étaient des inférieurs naturels, qui devaient être tenus en état de dépendance, comme les animaux, par l’application de quelques règles simples. En réalité, on savait peu de chose des citoyens. Il n’était pas nécessaire d’en savoir beaucoup. Aussi longtemps qu’ils continueraient à travailler et à engendrer, leurs autres activités seraient sans importance. Laissés à eux-mêmes, comme le bétail lâché dans les plaines de l’Argentine, ils étaient revenus à un style de vie qui leur paraissait naturel, selon une sorte de canon ancestral. Ils naissaient, ils poussaient dans la rue, ils allaient au travail à partir de douze ans. Ils traversaient une brève période de beauté florissante et de désir, ils se mariaient à vingt ans, étaient en pleine maturité à trente et mouraient, pour la plupart, à soixante ans. Le travail physique épuisant, le souci de la maison et des enfants, les querelles mesquines entre voisins, les films, le football, la bière et, surtout, le jeu, formaient tout leur horizon et comblaient leurs esprits. Les garder sous contrôle n’était pas difficile. Quelques agents de la Police de la Pensée circulaient constamment parmi eux, répandaient de fausses rumeurs, notaient et éliminaient les quelques individus qui étaient susceptibles de devenir dangereux.

On n’essayait pourtant pas de les endoctriner avec l’idéologie de la Pensée Unique. Il n’était pas désirable que les citoyens puissent avoir des sentiments politiques profonds. Tout ce qu’on leur demandait, c’était d’être crédules, d’avoir de bons sentiments auxquels on pouvait faire appel chaque fois qu’il était nécessaire de leur faire accepter plus de contraintes. Ainsi, même quand ils se fâchaient, comme ils le faisaient parfois, leur mécontentement ne menait nulle part car il n’était pas soutenu par une idée directrice. Ils ne pouvaient le concentrer que sur des griefs sans importance. Les maux plus grands échappaient invariablement à leur attention. La plupart des citoyens vivaient devant leur téléviseur. La police civile elle-même se mêlait très peu de leurs affaires. La criminalité, dans les grandes villes, était considérable. Il y avait tout un État dans l’État, fait de voleurs, de bandits, de prostituées, de marchands de drogue, de hors-la-loi de toutes sortes. Mais comme cela se passait entre citoyens, cela n’avait aucune importance. Pour toutes les questions de morale, on se référait à la pensée Unique. L’inversion sexuelle était encouragée par les autorités. Entre parenthèses, la dévotion religieuse elle-même aurait été autorisée si les citoyens avaient manifesté par le moindre signe qu’ils la désiraient ou en avaient besoin. Ils étaient au-dessous de toute suspicion. Comme l’exprimait le slogan de la Pensée Unique : « Les citoyens et les animaux sont libres. »

Gérard se baissa et gratta avec précaution son ulcère variqueux qui commençait à le démanger. Ce à quoi on revenait invariablement, était l’impossibilité de savoir ce qu’avait réellement été la vie avant la Révolution. Il prit dans son tiroir un exemplaire d’un manuel d’histoire à l’usage des enfants, qu’il avait emprunté à Mme Germaine, et se mit à en copier un passage dans son journal. Le voici :

Anciennement, avant la glorieuse Révolution, Paris n’était pas la superbe cité que nous connaissons aujourd’hui. C’était une ville sombre, sale, misérable, où presque personne n’avait suffisamment de nourriture, où des centaines et des milliers de pauvres gens n’avaient pas de chaussures aux pieds, ni même de toit sous lequel ils pussent dormir. Des enfants, pas plus âgés que vous, devaient travailler douze heures par jour pour des maîtres cruels qui les fouettaient s’ils travaillaient trop lentement et ne les nourrissaient que de croûtes de pain rassis et d’eau. Au milieu de cette horrible pauvreté, il y avait quelques belles maisons, hautes et larges, où vivaient des hommes riches qui avaient pour les servir jusqu’à trente domestiques. C’étaient des hommes gras et laids, aux visages cruels, comme celui que vous voyez sur l’image de la page ci-contre. Vous pouvez voir qu’il est vêtu d’une longue veste noire appelée redingote et qu’il est coiffé d’un étrange chapeau luisant, en forme de tuyau de poêle, qu’on appelait haut-de-forme. C’était l’uniforme des capitalistes, et personne d’autre n’avait la permission de le porter.

Les capitalistes possédaient tout et tous les autres hommes étaient leurs esclaves. Ils possédaient toute la terre, toutes les maisons, toutes les usines, tout l’argent. Ils pouvaient, si quelqu’un leur désobéissait, le jeter en prison, ou lui enlever son gagne-pain et le faire mourir de faim. Quand une personne ordinaire parlait à un capitaliste, elle devait prendre une attitude servile, saluer, enlever sa casquette et donner du « Monseigneur ». Le chef de tous les capitalistes s’appelait le Président et...

Mais Gérard savait le reste de rémunération. On mentionnerait les évêques et leurs manches de fine batiste, les juges dans leurs robes d’hermine, les piloris de toutes sortes, les moulins de discipline, le chat à neuf queues, le banquet du Maire, la coutume d’embrasser l’orteil du pape. Il y avait aussi, ce qu’on appelait le droit de cuissage qui n’était probablement pas mentionné dans un livre pour enfants. C’était la loi qui donnait aux capitalistes le droit de coucher avec n’importe laquelle des femmes qui travaillaient dans leurs usines.

Comment, dans ce récit, faire la part du mensonge ? Ce pouvait être vrai, que le niveau humain fût plus élevé après qu’avant la Révolution. La seule preuve du contraire était la protestation silencieuse que l’on sentait dans la moelle de ses os, c’était le sentiment instinctif que les conditions dans lesquelles on vivait étaient intolérables et, qu’à une époque quelconque, elles devaient avoir été différentes.

L’idée lui vint que la vraie caractéristique de la vie moderne était, non pas sa cruauté, son insécurité, mais simplement son aspect nu, terne, soumis.

La vie, quand on regardait autour de soi, n’offrait aucune ressemblance, non seulement avec les mensonges qui s’écoulaient des téléviseurs, mais même avec l’idéal que la Pensée Unique essayait de réaliser. D’importantes tranches de vie, même pour un membre de la Pensée Unique, étaient neutres et en dehors de la politique : peiner à des travaux ennuyeux, se battre pour une place dans le métro, se procurer une cigarette. L’idéal fixé par la Pensée Unique était quelque chose d’énorme, de terrible, de rayonnant, un monde d’acier et de béton, de machines monstrueuses et d’armes terrifiantes, une nation de guerriers et de fanatiques qui marchaient avec un ensemble parfait, pensaient les mêmes pensées, clamaient les mêmes slogans, qui perpétuellement travaillaient, luttaient, triomphaient et persécutaient, c’étaient six cents millions d’êtres aux visages semblables.

La réalité montrait des cités délabrées et sales où des gens sous-alimentés traînaient çà et là des chaussures crevées, dans des maisons et des immeubles rafistolés qui sentaient toujours l’urine.

Gérard avait, de Paris, la vision d’une cité vaste et en ruine, peuplée d’un million de poubelles et, mêlé à cette vision, il voyait un portrait de Mme Germaine, d’une femme au visage ridé et aux cheveux en mèches, farfouillant sans succès, dans un tuyau de vidange bouché.

Il se baissa et gratta encore son cou-de-pied. Tout au long du jour et de la nuit, les téléviseurs vous cassaient les oreilles avec des statistiques qui prouvaient que les gens, aujourd’hui, avaient plus de nourriture, plus de vêtements, qu’ils avaient des maisons plus confortables, des distractions plus agréables, qu’ils vivaient plus longtemps, travaillaient moins d’heures, étaient plus gros, en meilleure santé, plus forts, plus heureux, plus intelligents, mieux élevés que les gens d’il y avait cinquante ans. Pas un mot de ces statistiques ne pouvait jamais être prouvé ou réfuté. La Pensée Unique prétendait, par exemple, qu’aujourd’hui quarante pour cent des citoyens adultes savaient lire et écrire. Avant la Révolution, disait-on, leur nombre était seulement de quinze pour cent. La Pensée Unique clamait que le taux de mortalité infantile était maintenant de cent soixante pour mille seulement, tandis qu’avant la Révolution il était de trois cents pour mille. Et ainsi de tout. C’était comme si on avait une seule équation à deux inconnues.

Il se pouvait fort bien que littéralement tous les mots des livres d’histoire, même ce que l’on acceptait sans discussion, soient purement fantaisistes. Pour ce qu’on en savait, il se pouvait qu’il n’y eût jamais eu de loi telle que le droit de cuissage, ou de créature telle que le capitaliste, ou de chapeau tel que le haut-de-forme.

Tout se perdait dans le brouillard. Le passé était raturé, la rature oubliée et le mensonge devenait vérité. Une seule fois, au cours de sa vie – après l’événement, c’est ce qui comptait –, il avait possédé la preuve palpable, irréfutable, d’un acte de falsification. Il l’avait tenue entre ses doigts au moins trente secondes. Ce devait être en 2018. En tout cas, c’était à peu près à l’époque où Catherine et lui s’étaient séparés. Mais la date à considérer était antérieure de sept ou huit années.

L’histoire commença en vérité vers 2014, à l’époque des grandes épurations par lesquelles les premiers meneurs de la Révolution furent balayés pour toujours. Vers 2016, il n’en restait aucun, sauf Big Brother lui-même. Tous les autres, à ce moment, avaient été démasqués comme traîtres et contre-révolutionnaires. Goldstein s’était enfui, et se cachait nul ne savait où. Pour ce qui était des autres, quelques-uns avaient simplement disparu. Mais la plupart avaient été exécutés après de spectaculaires procès publics au cours desquels ils confessaient leurs crimes.

Parmi les derniers survivants, il y avait trois hommes nommés Soral, Dieudonné et Joe le corbeau. Ce devait être en 2014 que ces trois-là avaient été arrêtés. Comme il arrivait souvent, ils avaient disparu pendant plus d’un an, de sorte qu’on ne savait pas s’ils étaient vivants ou morts puis, soudain, on les avait ramenés à la lumière afin qu’ils s’accusent, comme à l’ordinaire.

Ils s’étaient accusés d’intelligence avec l’ennemi (à cette date aussi, l’ennemi c’était l’Eurasie (Chine-Russie), de détournement des fonds publics, du meurtre de divers membres fidèles à la Pensée Unique, d’intrigues contre la direction de Big Brother, qui avaient commencé longtemps avant la Révolution, d’actes de sabotage qui avaient causé la mort de centaines de milliers de personnes. Après ces confessions, ils avaient été pardonnés, réintégrés dans la Pensée Unique et nommés à des postes honorifiques qui étaient en fait des sinécures. Tous trois avaient écrit de longs et abjects articles dans le Monde pour analyser les raisons de leur défection et promettre de s’amender.

Quelque temps après leur libération, Gérard les avait vus tous trois au Café du Châtaignier. Il se rappelait cette sorte de fascination terrifiée qui l’avait incité à les regarder du coin de l’œil.

C’étaient des hommes beaucoup plus âgés que lui, des reliques de l’ancien monde, les dernières grandes figures peut-être des premiers jours héroïques de la Pensée Unique. Le prestige de la lutte clandestine et de la guerre civile s’attachait encore à eux dans une faible mesure. Gérard avait l’impression, bien que déjà à cette époque, les faits et les dates fussent confus, qu’il avait su leurs noms bien des années avant celui de Big Brother. Mais ils étaient aussi des hors-la-loi, des ennemis, des intouchables, dont le destin, inéluctable, était la mort dans une année ou deux. Aucun de ceux qui étaient tombés une fois entre les mains de la Police de la Pensée, n’avait jamais, en fin de compte, échappé. C’étaient des corps qui attendaient d’être renvoyés à leurs tombes.

Aux tables qui les entouraient, il n’y avait personne. Il n’était pas prudent d’être même seulement vu dans le voisinage de telles personnes. Ils étaient assis silencieux, devant des verres de gin parfumé au clou de girofle qui était la spécialité du café. Des trois, c’était Joe le corbeau qui avait le plus impressionné Gérard.

Joe le corbeau avait, à un moment, été un caricaturiste fameux dont les dessins cruels avaient aidé à enflammer l’opinion avant et après la Révolution. Maintenant encore, à de longs intervalles, ses caricatures paraissaient dans le Monde. Ce n’étaient que des imitations de sa première manière. Elles étaient curieusement sans vie et peu convaincantes. Elles n’offraient qu’un rabâchage des thèmes anciens : logements des quartiers sordides, enfants affamés, batailles de rues, capitalistes en haut-de-forme (même sur les barricades, les capitalistes semblaient encore s’attacher à leurs hauts-de-forme). C’était un effort infini et sans espoir pour revenir au passé. Joe le corbeau était un homme monstrueux, aux cheveux gris, graisseux, en crinière, au visage couturé, à la peau fiasque, aux épaisses lèvres négroïdes. Il devait avoir été extrêmement fort. Mais son grand corps s’affaissait, s’inclinait, devenait bossu, s’éparpillait dans tous les sens. Il semblait s’effondrer sous les yeux des gens comme une montagne qui s’émiette.

Il était trois heures de l’après-midi, heure où il n’y a personne. Gérard ne pouvait maintenant se souvenir comment il avait pu se trouver au café à cette heure-là. L’endroit était presque vide. Une musique douce coulait lentement des téléviseurs. Les trois hommes étaient assis dans leur coin, presque sans bouger, et sans parler. Le garçon, sans attendre la commande, apporta des verres de gin frais. Il y avait à côté d’eux, sur la table, un jeu d’échecs dont les pièces étaient en place, mais aucun jeu n’avait commencé. Il arriva alors un accident au téléviseur, pendant peut-être une demi-minute. L’air qui se jouait changea et le ton de la musique aussi. Il y eut alors... mais c’était un son difficile à décrire, c’était une note spéciale, syncopée, dans laquelle entrait du braiement et du rire. Gérard l’appela en lui-même une note jaune. Une voix, ensuite, chanta dans le téléviseur :

Sous le châtaignier qui s’étale,
Je vous ai vendu, vous m’avez vendu.
Ils reposent là-bas. Nous sommes étendus,
Sous le châtaignier qui s’étale.

Les trois hommes n’avaient pas bougé, mais quand Gérard regarda le visage ravagé de Joe le corbeau, il vit que ses yeux étaient pleins de larmes. Et il remarqua pour la première fois, avec comme un frisson intérieur, mais sans savoir pourtant pourquoi il frissonnait, qu’un Dieudonné et Joe le corbeau avaient tous deux le nez cassé.

Un peu plus tard, tous trois furent arrêtés. Il apparut qu’ils s’étaient engagés dans de nouvelles conspirations dès l’instant de leur libération. À leur second procès, ils confessèrent encore leurs anciens crimes ainsi que toute une suite de nouveaux. Ils furent exécutés et leur vie fut consignée dans les annales de la Pensée Unique, pour servir d’avertissement à la postérité.

Environ cinq ans après, en 2018, Gérard déroulait une liasse de documents qui venait de tomber du tube pneumatique sur son bureau quand il tomba sur un fragment de papier qui avait probablement été glissé parmi les autres puis oublié. Il ne l’avait pas étalé que, déjà, il avait vu ce qu’il signifiait. C’était une demi-page déchirée d’un numéro du Monde d’il y avait dix ans – comme c’était la moitié supérieure de la page, elle portait la date. Cette page présentait une photo des délégués à une réunion de la Pensée Unique qui se tenait à New York. Au milieu du groupe, on pouvait remarquer Soral, Dieudonné et Joe le corbeau. On ne pouvait se tromper. D’ailleurs leurs noms figuraient dans la légende, au-dessous de la photo.

Le fait était qu’aux deux procès les trois hommes avaient confessé qu’à cette date ils se trouvaient sur le sol eurasien. Ils avaient pris l’avion à un aérodrome secret du Canada pour aller à un rendez-vous quelque part en Sibérie. Là, ils avaient conféré avec des membres de l’état-major eurasien avec qui ils avaient comploté. La date s’était fixée dans la mémoire de Gérard parce qu’il se trouvait que, par hasard, c’était le jour de la Saint-Jean. Mais l’histoire complète devait se retrouver sur d’innombrables autres documents. Il n’y avait qu’une seule conclusion possible, les confessions étaient des mensonges.

Naturellement, cette conclusion n’était pas en elle-même une découverte. Même à cette époque, Gérard n’imaginait pas que les gens qui étaient anéantis au cours des épurations avaient réellement commis les crimes dont on les accusait. Mais ceci était une preuve concrète. C’était un fragment du passé aboli. C’était le fossile qui, découvert dans une couche de terrain où on ne croyait pas le trouver, détruit une théorie géologique. Ce document, s’il avait pu être publié et expliqué, aurait suffi pour faire sauter la Pensée Unique et la réduire en poussière.

Gérard avait continué à travailler. Sitôt qu’il avait vu ce qu’était la photographie et ce qu’elle signifiait, il l’avait recouverte d’une autre feuille de papier. Heureusement, quand il l’avait déroulée, elle s’était trouvée à l’envers par rapport à la caméra de son téléviseur.

Il posa son sous-main sur ses genoux et recula sa chaise pour se placer aussi loin que possible du téléviseur. Garder un visage impassible n’était pas difficile et, avec un effort, on peut contrôler jusqu’au rythme de sa respiration. Mais on ne peut maîtriser les battements de son cœur et le micro du téléviseur était assez sensible pour les relever.

Il laissa passer, autant qu’il put en juger, dix minutes, pendant lesquelles il fut tourmenté par la crainte que ne le trahisse quelque accident – un courant d’air inattendu, par exemple, qui soufflerait sur son bureau. Ensuite, sans la découvrir, il jeta la photographie avec d’autres vieux papiers dans le trou de mémoire. En moins d’une minute peut-être, elle avait dû être réduite en cendres.

L’incident avait eu lieu dix, onze ans plus tôt. Aujourd’hui, probablement, Gérard aurait gardé la photographie. Il était curieux que le fait de l’avoir tenue entre ses doigts semblait constituer pour lui une différence, même à cette heure où la photographie elle-même, aussi bien que l’événement qu’elle rappelait, n’était qu’un souvenir. « L’emprise de la Pensée Unique sur le passé était-elle moins forte, se demanda-t-il, du fait qu’une pièce qui n’existait plus avait à un moment existé ? »

Mais à l’heure actuelle, en supposant qu’elle eût pu être, d’une manière quelconque ressuscitée de ses cendres, la photographie n’aurait même pas constitué une preuve.

Au moment où Gérard l’avait découverte, déjà l’Occident n’était plus en guerre contre l’Eurasie (Chine-Russie), et il aurait fallu que ce fût en faveur des agents de la Russie que les trois hommes trahissent leur pays. Depuis, il y avait eu d’autres changements. Deux ? Trois ? Gérard ne pouvait se rappeler combien. Très probablement, les confessions avaient été récrites et récrites encore, si bien que les faits et dates primitifs n’avaient plus la moindre signification. Le passé, non seulement changeait, mais changeait continuellement.

Ce qui affligeait le plus Gérard et lui donnait une sensation de cauchemar, c’est qu’il n’avait jamais clairement compris pourquoi cette colossale imposture était entreprise. Les avantages immédiats tirés de la falsification du passé étaient évidents, mais le mobile final restait mystérieux. Il reprit sa plume et écrivit :

Je comprends comment. Je ne comprends pas pourquoi.

Il se demanda, comme il l’avait fait plusieurs fois déjà, s’il n’était pas lui-même fou. Peut-être un fou n’était-il qu’une minorité réduite à l’unité. À une certaine époque, c’était un signe de folie que de croire aux révolutions de la terre autour du soleil. Aujourd’hui, la folie était de croire que le passé était immuable. Peut-être était-il le seul à avoir cette croyance. S’il était le seul, il était donc fou. Mais la pensée d’être fou ne le troublait pas beaucoup. L’horreur était qu’il se pouvait qu’il se trompât.

Il prit le livre d’Histoire élémentaire et regarda le portrait de Big Brother qui en formait le frontispice. Les yeux hypnotiseurs le regardaient dans les yeux. C’était comme si une force énorme exerçait sa pression sur vous. Cela pénétrait votre crâne, frappait contre votre cerveau, vous effrayait jusqu’à vous faire renier vos croyances, vous persuadant presque de nier le témoignage de vos sens.

La Pensée Unique finirait par annoncer que deux et deux font cinq et il faudrait le croire. Il était inéluctable que, tôt ou tard, il fasse cette déclaration. La logique de sa position l’exigeait. Ce n’était pas seulement la validité de l’expérience, mais l’existence même d’une réalité extérieure qui était tacitement niée par sa philosophie. L’hérésie des hérésies était le sens commun. Et le terrible n’était pas que la Pensée Unique tuait ceux qui pensaient autrement, mais qu’il se pourrait qu’il eût raison.

Après tout, comment pouvons-nous savoir que deux et deux font quatre ? Ou que la gravitation exerce une force ? Ou que le passé est immuable ? Si le passé et le monde extérieur n’existent que dans l’esprit et si l’esprit est susceptible de recevoir des directives ? Alors quoi ?

Mais non. De lui-même, le courage de Gérard se durcit. Le visage de Pierre, qu’aucune association d’idée évidente n’avait évoqué, se présenta à son esprit. Il sut, avec plus de certitude qu’auparavant, que Pierre était du même bord que lui. Il écrivait son journal pour Pierre, à Pierre. C’était comme une interminable lettre que personne ne lirait jamais mais qui, adressée à une personne particulière, prendrait de ce fait sa couleur.

La Pensée Unique disait de rejeter le témoignage des yeux et des oreilles. C’était le commandement final et le plus essentiel. Son cœur faiblit quand il pensa à l’énorme puissance déployée contre lui, à la facilité avec laquelle n’importe quel intellectuel de la Pensée Unique le vaincrait dans une discussion, aux subtils arguments qu’il serait incapable de comprendre, et auxquels il serait encore moins capable de répondre. Et cependant, il était dans le vrai. La Pensée Unique se trompait et lui était dans le vrai. L’évidence, le sens commun, la vérité, devaient être défendus. Les truismes sont vrais. Il fallait s’appuyer dessus. Le monde matériel existe, ses lois ne changent pas. Les pierres sont dures, l’eau humide, et les objets qu’on laisse tomber se dirigent vers le centre de la terre.

Avec la sensation qu’il s’adressait à Pierre, et aussi qu’il posait un important axiome, il écrivit :

La liberté, c’est la liberté de dire que deux et deux font quatre. Lorsque cela est accordé, le reste suit.

Adapté d'après : « http://www.librairal.org/index.php?title=George_Orwell:1984_-_Première_Partie_-_Chapitre_VII&oldid=1346 »




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