29 juillet 2015

Agriculteurs : le piège se referme


Le drame actuel de l’agriculture française est bien plus le résultat de 57 ans de la Politique Agricole Commune européenne et de la perspective du marché transatlantique à venir que des abus des banques et de la grande distribution.

Les multiples manifestations et actions actuelles des agriculteurs rappellent à la conscience publique le drame qui se déroule dans les campagnes où les dépôts de bilans se multiplient et où un agriculteur se suicide tous les deux jours. Depuis plusieurs mois dans toute la France, les actions d’épandage de fumier, de déversement de récoltes invendues ou de détritus ont eu lieu devant des banques, des supermarchés ou des bâtiments publics comme ceux de la MSA , de la DDTM ou des préfectures. Ainsi sont visés les acteurs du système économique et administratif dans lequel est insérée la majorité des agriculteurs. Ceux-ci sont aujourd’hui largement dépendants de ce système mais pâtissent d’un rapport de force défavorable, car banque et grande distribution bénéficient d’une grande concentration de capitaux et de pouvoirs politiques et économiques face à laquelle les exploitations familiales indépendantes sont bien démunies.

Mais la banque, le supermarché ou la MSA locaux ne sont en fait que le paravent des vraies sources des problèmes de la profession. Il est remarquable de noter notamment qu’un acteur majeur de ce système, l’Union européenne à Bruxelles, n’est pas du tout affecté par les actions actuelles, alors que la PAC lancée en 1958 a modifié en profondeur l’agriculture dans un modèle productiviste et de plus en plus néo-libéral.

L’instrument clé en fut l’utilisation des subventions agricoles. Il faut en comprendre la vraie nature qui repose sur une manipulation des prix à la consommation. Le circuit est simple et se joue entre le contribuable, l'UE, l'agriculteur et le consommateur. Une partie des impôts du contribuable est ansi dirigée vers Bruxelles qui la reverse sous diverses formes, directement ou indirectement, aux agriculteurs. Le marché prendra en compte ces "subventions" et les prix payés aux agriculteurs baisseront d'autant, ce qui garantit des prix bas pour le consommateur. Donc pour obtenir des prix des denrées agricoles artificiellement bas pour le consommateur, le contribuable fut amené à payer la différence entre le prix réel et le prix imposé.

Comme le consommateur et le contribuable ne font qu’une seule personne, le jeu est à somme à peu près nulle pour lui. Il en est de même pour l’agriculteur-subventionné, du moins comptablement. En revanche celui-ci perdit son indépendance et il dut s’orienter sur la politique agricole décidée à Bruxelles en se transformant, bon gré mal gré, en chasseur de primes. Comme des cultures sont fortement subventionnées et d'autres beaucoup moins, l'agriculteur fera généralement en effet ses choix plus en fonction des critères bruxellois que des critères agronomiques. Le grand bénéficiaire de cette manipulation fut donc l’administration bruxelloise (avec ses lobbyistes notamment de l’industrie chimique et agro-alimentaire) qui détint dès lors un très grand pouvoir d’orientation de l’agriculture en Europe, notamment dans une logique productiviste qui est ancrée aujourd’hui dans les traités (1).

Pour parfaire la manipulation, Bruxelles se posa en « sauveur » de l’agriculture, les consommateurs s’habituèrent à des prix artificiellement bas tandis que les contribuables considérèrent les agriculteurs comme des assistés. Ainsi fut dévalorisée dans les esprits une profession à la base des besoins essentiels.

L’agriculture est donc aujourd’hui complètement dépendante de ces subventions. Selon le Modef, « la réalité aujourd'hui [en 2013], c'est un revenu net de la branche agricole qui s'élève à 9,5 milliards, à comparer aux 9 milliards de subventions d'exploitation reçus en 2013. Sans les aides directes européennes et les aides aux produits, le revenu du travail des exploitants serait nul. » Cette quasi équivalence des revenus agricoles avec le montant des subventions signifie que le travail de l’agriculteur est complètement absent dans les prix à la production, couvrant juste les frais. Bien sûr il y a aussi une grande disparité suivant les cultures, certaines comme le maraîchage ou l'arboriculture étant beaucoup moins subventionnées.

Il est important d’avoir un aperçu historique de cette évolution qu’un rapport de l’Insee détaille. Jusqu’en 1992 les aides prenaient la forme d’un soutien des prix des produits agricoles (fixation de prix planchers, les prix d’intervention, protection du marché intérieur européen par des prix minimaux à l’importation, principe dit de « préférence communautaire »). Après 1992 et le début de la globalisation, « le soutien par les prix a été fortement réduit pour ramener les prix européens vers le niveau des prix mondiaux. Pour compenser l’impact négatif de la baisse des prix sur le revenu des agriculteurs, des aides directes, partiellement découplées, c’est-à-dire non directement liées au niveau de la production, ont été attribuées aux exploitations agricoles. [...] Enfin, en 2003, est intervenue une réforme consistant en un plus grand « découplage » des aides directes de la production agricole, appliquée en France à partir de 2006. Les agriculteurs se voient désormais attribuer des droits à paiement unique (DPU) sur la base des aides liées à la production reçues au cours des années 2000 à 2002. »

De 1958 à 1992, il y a eu donc l’instauration d’un marché protégé mais sous le contrôle de Bruxelles où les agriculteurs étaient de plus en plus dépendants des institutions européennes. A partir de 1992 ce marché s’est ouvert à la concurrence mondiale en deux étapes pour amortir le choc : d’abord avec des "aides" couplées à la production puis à partir de 2005 avec des "aides" découplées, donc des rentes. En contre-partie de ces "aides", fut imposée une logique néo-libérale avec l'ouverture du marché et l'interdiction de toute intervention de l'État, minutieusement détaillée dans les traités européens (TFUE) .

Aujourd’hui se prépare la troisième étape avec le saut vers le grand marché transatlantique où l’agriculture française serait confrontée à l’agriculture super-productiviste américaine qu'il n'est pas besoin de présenter. Si ce marché se met en place (les parlementaires européens ont apporté leur soutien), l’agriculture française sera forcée de se mettre au diapason, ce qui signifiera :
soit l’augmentation de la taille des exploitations et la diminution automatique des agriculteurs ;
soit une sorte de mise à la pré-retraite des agriculteurs avec un système de rente découplée de la production, ce qui a été donc mis en place en 2006 par les DPU.

Les enjeux ne se jouent donc pas dans la banque, le supermarché ou l’administration locaux, mais dans les bureaux de Bruxelles et de Washington où sont planifiés les changements structurels de grande ampleur. C’est la volonté politique de transformer l’agriculture en France sur un modèle productiviste au service d'un vaste ensemble d'acteurs, des fabriquants de produits chimiques à la grande distribution, qui explique son état très préoccupant actuel. L'instrument de cette métamorphose fut la PAC qui a rendu dépendants les agriculteurs, ce dont ne font que profiter certaines banques et une partie de la grande distribution aujourd'hui dans des rapports de force déséquilibrés.

Il y a deux voies, sans doute complémentaires, pour que les agriculteurs redeviennent indépendants et sortent de ce système. La première voie est politique : le système imposé à l’agriculture française depuis 57 ans ne sera pas modifié du jour au lendemain, mais il est aujourd’hui nécessaire d’en reprendre le contrôle pour sortir de cette voie super-productiviste qui est inéluctablement engagée dans les bureaux de Bruxelles (le verdissement de la PAC depuis 2015 arrive bien tard et reste trop limité face à la perspective du TAFTA). La seule possibité en est la sortie de la PAC et donc de l’UE, ce que propose l’Union Populaire Républicaine (UPR). Après une nécessaire période de transition, le but, selon l'auteur de cet article, devrait être de sortir de ce système de contrôle extérieur de la profession en mettant fin à la distorsion des prix par des subventions. La deuxième voie est économique et concerne tant les agriculteurs que les consommateurs : elle consiste à s’orienter sur des formes alternatives d’agriculture et de commercialisation (vente directe, AMAP...) et de tisser des liens de coopération avec son environnement. Les mentalités en effet changent comme le montrent notamment l’augmentation des surfaces bio en France et du nombre des AMAP : de nombreux consommateurs et agriculteurs sont devenus conscients des problèmes agricoles et sont prêts à prendre leurs responsabilités et à coopérer entre eux.

Ainsi le fumier déversé devant banques, supermarchés ou bâtiments publics ne changera pas à terme la dégradation de la branche. Au mieux les aides de l'État seront une bouffée d'oxygène pour certaines exploitations, à condition encore qu'elles arrivent à destination, vu qu'elles contreviennent en partie aux traités européens. Au pire de telles actions ne sont destinées qu'à être une soupape à la colère des agriculteurs, pris dans un piège qui se referme sur eux. Très locales, elles ne remettent en tout cas pas en question la structure d'un système dont la logique finale est une agriculture hyper-productiviste. Sans doute que nombre d'agriculteurs et consommateurs en sont bien conscients.


(1) Article 39 du TFUE : La politique agricole commune a pour but : (a) d'accroître la productivité de l'agriculture en développant le progrès technique, en assurant le développement rationnel de la production agricole ainsi qu'un emploi optimum des facteurs de production, notamment de la main-d'œuvre [...]

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