01 juillet 2016

Affaire Kerviel/Société Générale : petits arrangements entre amis, à deux milliards...


Les avocats de la banque ont entretenu des liens étroits avec certains membres du parquet de Paris pendant l'enquête sur l'affaire Kerviel...

C’est un « document de travail » à 2,197 milliards d’euros. D’après une enquête conjointe de 20 Minutes, Mediapart et France Inter, un rapport égratignant la Société Générale aurait été enterré par le parquet de Paris lors de l’enquête sur l’affaire Kerviel, en mai 2008. Plus encore que le document, c’est surtout la principale question qu’il soulève qui n’a, à l’époque, fait l’objet d’aucun examen approfondi par la justice.

Une question à un peu plus de 2 milliards d’euros, donc. Soit le montant du coup de pouce fiscal dont a bénéficié la Société Générale, en 2008. Comme la loi sur le crédit d’impôt le lui permet, la banque a déduit de sa déclaration fiscale une partie des « pertes exceptionnelles » occasionnées, selon elle, par l’affaire Kerviel. 

La défense de la Société Générale jugée « peu plausible »

Avait-elle raison de le faire ? Le rapport de 25 pages que nous nous sommes procuré – reconstitué après avoir été passé à la broyeuse – instille le doute à ce propos. Il est signé par Cédric Bourgeois. Assistant spécialisé au sein de la section financière du parquet de Paris, cet expert – diplômé de l’ESCP et formateur à l’Ecole de la magistrature – était alors chargé de suivre les développements de l’enquête afin d’en rendre compte à sa hiérarchie. Il s’exécute le 14 mai 2008 en rédigeant ce « document de travail ».

Sans exonérer Jérôme Kerviel de ses responsabilités, il juge, à plusieurs reprises, « peu plausible » la défense de la banque qui assure qu’elle ignorait tout des agissements de son ancien trader. Mais c’est surtout dans la dernière partie de son rapport – intitulée « Les questions soulevées par le comportement de la partie civile » – qu’il met le doigt sur le nœud fiscal à 2,197 milliards d’euros.
Selon l’expert, le parquet aurait dû saisir le fisc

« La Société Générale apparaît très intéressée à faire reconnaître l’existence d’une fraude complexe sous peine [de devoir rembourser son crédit d’impôt]. » Raison pour laquelle selon lui, « il apparaît nécessaire » que sa hiérarchie saisisse l’administration fiscale pour vérifier la légalité de toute cette opération. La préconisation a beau figurer en caractères gras dans le document, elle ne sera pas suivie d’effet.

Plutôt que de se rapprocher du fisc, Jean-Michel Aldebert, le chef de la section financière au parquet, va évoquer directement cette question avec les avocats de la Société Générale. Selon différentes sources, le rapport fait ainsi l’objet, fin mai 2008, de plusieurs réunions discrètes entre les avocats de la banque et le magistrat dans une salle de conférences située au septième étage du pôle financier du parquet de Paris. Est-ce là que les participants « évacuent » le risque pour la banque de devoir rembourser à l’Etat les 2,197 milliards d’euros ?

Impossible de l’affirmer. Seule certitude : ce n’est qu’en 2010, soit deux ans plus tard et après la condamnation de Jérôme Kerviel, que l’existence de cette déduction fiscale apparaît dans la presse et dans le débat public.  Jean-Michel Aldebert dirigeait la section financière du parquet de Paris lors de l'affaire Kerviel. - BERTRAND LANGLOIS / AFP 

« Les magistrats étaient sous la coupe des avocats de la Société Générale »

Contacté, Jean-Michel Aldebert n’a pas souhaité répondre à nos questions « ne voyant pas l’intérêt de [s]’exprimer sur une affaire [ayant conduit à la condamnation pénale de Jérôme Kerviel] ». Quant à Cédric Bourgeois, sollicité à plusieurs reprises, il assure, par la voix de son avocat, être soumis à « un secret professionnel absolu et illimité dans le temps » qui l’empêche d’apporter les précisions que nous lui avons demandées. Un « secret » qu’ont également invoqué plusieurs autres membres du parquet à l’époque que nous avons joints.

Dans un enregistrement clandestin révélé en janvier par 20 Minutes et Mediapart, la magistrate Chantal de Leiris dévoilait déjà « des choses pas normales dans ce dossier », évoquant des « magistrats [du parquet] complètement sous la coupe des avocats de la Société Générale ». L’enregistrement de son témoignage ayant été réalisé à son insu, elle a fini par déposer plainte pour « atteinte à la vie privée ». La révélation, ce vendredi, du traitement dont a fait l’objet la question fiscale de la Société Générale est tout de même de nature à étayer le fond de ses propos. 

« C’est une pratique permanente », assurent les avocats de la banque

Informés de la teneur de notre enquête, Jean Veil, Jean Reinhart et François Martineau, les trois avocats de la banque ont reconnu les contacts qu’ils ont entretenus avec les membres du parquet tout en minimisant leur importance. « C’est une pratique permanente et qui profite à tous les justiciables victimes et mis en cause. Les avocats de Jérôme Kerviel ont [aussi] fait le siège des procureurs (…) Ils en avaient le droit et nous n’avons jamais protesté qu’ils en usent », nous ont-ils fait savoir dans une déclaration écrite.

Sur le rapport de Cédric Bourgeois, les conseils de la banque n’ont, en revanche, pas souhaité s’exprimer car « ils en ignorent le contenu », alors même que nous avons proposé de le leur présenter.  Jean Reinhart (à gauche) et Jean Veil, deux des trois avocats de la Société générale.
DOMINIQUE FAGET / AFP

Très pugnace, David Koubbi, l’avocat de Jérôme Kerviel, voit, lui, dans ces révélations une nouvelle preuve de ce qu’il dénonce depuis des mois. « La Société Générale a participé à une ‘‘truquerie’’ organisée, lâche-t-il. Il est temps de s’interroger sur les liens incestueux qui ont pu exister entre la section financière du parquet et les avocats de la banque. »

[Edit à 14h54]: Dans un communiqué publié sur son site, la Société Générale dénonce « des pratiques de harcèlement médiatico-judiciaire, orchestrées par des médias partisans de la cause de Jérôme Kerviel. » La banque assure que « le sujet du traitement fiscal n'a pas été abordé pendant l'instruction dont l'objet était de qualifier les infractions pénales commises par Jérôme Kerviel. »

Vincent Vantighem

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