29 août 2016

La Russie se découple du système économico-financier occidental


Après plus de deux ans d’aggravation de la croissance économique et une économie en difficulté, avec un taux d’intérêt de la Banque centrale à 10,5%, qui rend pratiquement impossible la stimulation de la croissance, le président russe Vladimir Poutine a finalement brisé le bras de fer entre factions internes.

 
Glazyev, ici avec Poutine, veut rendre la Russie indépendante du contrôle financier des États-Unis

Le 25 juillet, Poutine a exigé que le groupe économique appelé le Club Stolypine prépare des propositions pour stimuler la reprise de la croissance. Celles-ci seront présentées au gouvernement au quatrième trimestre de cette année. Ce faisant, Poutine a rejeté deux factions économiques libérales ou néolibérales influentes qui avaient entraîné la Russie dans une récession politiquement et économiquement dangereuse avec leur idéologie occidentale libérale du marché libre.

C’est un développement majeur, celui que j’attendais depuis que j’avais eu la possibilité d’échanger des vues en juin à Saint-Pétersbourg au Forum économique international annuel. Avec très peu de fanfare, la presse russe, il y a quelques jours a diffusé une note qui pourrait avoir une signification positive la plus profonde pour l’avenir de l’économie nationale russe. Le blog russe en ligne, Katehon a publié le court préavis suivant: « Le président russe Vladimir Poutine a demandé au groupe d’économistes du club Stolypine de finaliser son rapport et, sur cette base, préparer un nouveau programme de développement économique, comme alternative au plan économique Koudrine. Le programme lui-même doit être remis au Bureau du Conseil économique au quatrième trimestre 2016. »

Dans son commentaire, Katehon note l’importance capitale de la décision d’abandonner l’approche néolibérale du marché libre − promue par l’ancien ministre des Finances, Alexeï Koudrine − qui est clairement destructrice : « Le rapport du club Stolypine conseille d’augmenter l’investissement, d’alimenter l’économie avec de l’argent provenant du budget de l’État et de la Banque centrale russe. À contrario, le concept du Centre pour la recherche stratégique d’Alexeï Koudrine suggérait que les investissements devaient être privés et que l’État devait assurer la stabilité macroéconomique, une faible inflation et un déficit budgétaire réduit. »

Koudrine a échoué

Dans la situation actuelle des sanctions économiques et financières occidentales sévères contre la Russie, le flux de tels investissements privés dans l’économie, préconisé par les partisans du camp Koudrine sont rares, et c’est un euphémisme. Tailler dans ce qui est un déficit budgétaire très minime ne fait qu’augmenter le chômage et aggraver la situation. Le président Poutine a clairement réalisé que cette expérience néolibérale a échoué. Il est assez probable qu’il a été forcé de laisser se développer la réalité économique, sous la domination des libéraux, jusqu’au point où il est apparu clairement, à toutes les factions internes, qu’une autre route devait être empruntée de toute urgence. La Russie, comme tous les pays, a des intérêts opposés, et maintenant les intérêts néolibéraux sont suffisamment discrédités par la mauvaise performance du groupe Koudrine pour que le président puisse réagir de manière décisive. En tout cas, le développement autour du groupe Stolypine est très positif pour la Russie.

En convoquant la nouvelle réunion du Présidium du Conseil économique le 25 mai, après une interruption de deux ans, le président Poutine, notant que le groupe est délibérément constitué de points de vue opposés, a déclaré à ce moment-là : « Je propose aujourd’hui que nous commencions par les sources de croissance pour l’économie de la Russie au cours de la prochaine décennie […] la dynamique actuelle nous montre que les réserves et les ressources qui ont servi de forces motrices pour notre économie au début des années 2000 ne produisent plus les effets escomptés. Je l’ai dit dans le passé, et je veux insister sur ce point à nouveau maintenant, la croissance économique ne reviendra pas toute seule. Si nous ne trouvons pas de nouvelles sources de croissance, notre PIB va stagner, et alors nos possibilités dans le secteur social, la défense et la sécurité nationale, et dans d’autres domaines, seront considérablement inférieures à ce qui est nécessaire pour développer vraiment le pays et progresser. »

Maintenant, à peine deux mois plus tard, Poutine s’est manifestement décidé. Il a aussi clairement un œil sur les prochaines élections présidentielles de mars 2018 en Russie. Ce faisant, il a choisi celui des trois groupes du Conseil économique qui croit que l’État a un rôle positif à jouer dans le développement de l’économie nationale.

Le groupe Stolypine, à bien des égards, nous ramène au génie expliquant le miracle économique allemand après 1871, dont les idées ont créé la croissance économique la plus impressionnante, dans toute l’Europe, d’un pays attardé en à peine plus de trois décennies. Les seuls autres pays à approcher cette réussite économique allemande ont été les États-Unis après 1865, et la République populaire de Chine après 1979, avec Deng Xiaoping et son socialisme aux caractéristiques chinoises. Le modèle de développement économique national est basé sur le travail de l’économiste allemand du XIXe siècle, maintenant presque inconnu, Friederich List, le concepteur du modèle de base du développement économique national.

Trois camps

Pendant les années 1990 de thérapie de choc de Boris Eltsine, des économistes de Harvard comme Jeffrey Sachs − financés par le méga-pilleur George Soros − ont conseillé Eltsine. Les politiques désastreuses de l’équipe économique d’Eltsine, alors dirigée par Egor Gaïdar, ont mis en œuvre une privatisation massive des biens de l’État, à des prix bradés, entre les mains d’investisseurs occidentaux comme Soros. Ils ont réduit drastiquement le budget de l’État, affaibli le niveau de vie, éliminé les pensions de vieillesse de la population. Tout a été fait au nom de la réforme du marché libre. Après le traumatisme, lors de la première présidence de Poutine en 1999, la Russie a commencé lentement une reprise douloureuse, non pas à cause de la thérapie de choc de Gaïdar-Harvard, mais malgré cela, grâce à la détermination du peuple russe.

Aussi étonnant que cela puisse paraître, ces idéologues du libre marché, les adeptes de Gaïdar, ont jusqu’à présent joui d’un quasi-monopole sur les politiques des ministères de l’Économie et des Finances en Russie.

Ils ont été aidés par la dirigeante du camp monétariste, légèrement différente, mais tout aussi destructrice, la gouverneure de la Banque centrale russe, Elvira Nabiullina – qui semble obsédée par le contrôle de l’inflation et la stabilisation du rouble.

En mai dernier, Poutine a donné le premier signe qu’il commençait à s’ouvrir à l’idée que les rapports toujours rassurants de ses ministres des Finances et de l’Économie, annonçant « la reprise au coin de la rue » – comme disait Herbert Hoover au début de la Grande Dépression américaine en 1930 – étaient faux. Le président russe a convoqué le Présidium du Conseil économique – un groupe qui avait somnolé pendant deux ans – lui demandant de venir avec un plan pour résoudre les problèmes économiques de la Russie. Le présidium se composait de trente-cinq membres représentant chacun l’un des trois principaux camps économiques.

L’ancien ministre néolibéral des Finances, Alexeï Koudrine, dirigeait un camp, soutenu par le ministre des Finances Anton Siluanov et le ministre de l’Économie Alexey Ilyukayev. Ce groupe demande le recours au laissez-faire occidental habituel tel que la réduction drastique du rôle de l’État dans l’économie via la privatisation massive des chemins de fer, des compagnies d’énergie comme Gazprom et d’autres biens de valeur. Koudrine a également été nommé par Poutine à la présidence du groupe de stratégie économique de vingt-cinq membres, nouvellement réorganisé en mai. De nombreux économistes nationaux craignaient le pire de cette nomination, à savoir une reprise de la thérapie de choc Gaidar en mode turbocompressé. Il est maintenant évident que ce ne sera pas le cas. Koudrine et son approche ont été rejetés pour leur inefficacité.

Le deuxième groupe était représenté par la dirigeante de la Banque centrale, Elvira Nabiullina. Ils étaient les plus conservateurs, affirmant qu’aucune réforme n’était nécessaire et qu’un stimulus économique ne l’était pas non plus. Il suffit de tenir le cap avec un taux d’intérêt de la Banque centrale à deux chiffres ce qui va, en quelque sorte, tuer l’inflation et stabiliser le rouble, comme si c’était la clé pour débloquer le potentiel de croissance économique de la Russie. Cela a plutôt été la clé pour tuer lentement l’économie et augmenter l’inflation.

Le club Stolypine

Le troisième groupe représenté était celui que la majorité des observateurs occidentaux a le plus ridiculisé et rejeté ; Stratfor, le think-tank du Pentagone l’a qualifié de « collectif étrange ». Je les ai personnellement rencontrés, j’ai parlé avec eux et ils ne paraissent guère étranges à toute personne ayant une claire morale de l’esprit.

C’est ce groupe qui, après deux mois, a reçu le mandat de Vladimir Poutine d’exposer ses plans pour stimuler à nouveau la croissance en Russie.

Le groupe rassemble essentiellement des disciples de ce que le grand économiste allemand du XIXe siècle presque oublié, Friedrich List, appellerait une stratégie de « l’économie nationale ». L’approche historique de l’économie nationale, fondée par List, s’opposait directement à celle d’Adam Smith qui représentait l’école britannique, alors dominante, du libre-échange.

Les vues de List ont été de plus en plus intégrées dans la stratégie économique du Reich allemand en commençant par le Zollverein – ou union douanière – en 1834, qui a unifié le marché intérieur allemand. Il a créé la base pour l’émergence, dans les années 1870, d’une Allemagne colossale, rivale économique de la Grande-Bretagne, dépassant celle-ci dans tous les domaines en 1914.

Lors de la réunion de mai 2016, ce troisième groupe, le club Stolypine, incluait Sergei Glazyev et Boris Titov, co-président de l’association Business Russia, et médiateur d’affaires russe depuis la création de ce poste en 2012. Les deux, Titov et Glazyev – un conseiller de Poutine sur l’Ukraine et d’autres questions – sont membres fondateurs du club Stolypine. En 2012, Glazyev a été nommé par Poutine, alors Premier ministre, pour coordonner les travaux des organismes fédéraux dans le développement de l’Union douanière de la Biélorussie, du Kazakhstan et de la Russie, devenue aujourd’hui l’Union économique eurasienne. Titov, également leader du parti Juste Cause, est un entrepreneur russe à succès qui, ces dernières années, a travaillé à l’avancement de diverses politiques économiques au sein de l’État, souvent en opposition aux idéaux libéraux du libre-marché de Koudrine. Notamment, Titov est également co-président du Russian-Chinese Business Council.

Une indication générale du genre de propositions que le groupe Stolypine proposera pour relancer une croissance économique substantielle en Russie et faire face à d’importants déficits en infrastructures de base, qui entravent grandement l’entreprise productive, est contenue dans une série de propositions que Glazyev a faites en septembre 2015 pour le Conseil de sécurité russe, organe consultatif essentiel du Président.

Là, Glazyev a proposé une feuille de route de cinq ans pour la souveraineté économique et à long terme de la croissance de la Russie. Il avait pour but l’immunité aux chocs économiques extérieurs et à l’influence étrangère [les sanctions par exemple, NdT], et en fin de compte, sortir la Russie de la périphérie du système et l’intégrer au cœur du système économique mondial. Les objectifs incluent une augmentation de la production industrielle de 30 % à 35 % sur une période de cinq ans, la création d’une orientation sociale vers l’économie du savoir par le biais du transfert de ressources économiques considérables à l’enseignement, aux soins de santé et au domaine social, la création d’instruments visant à accroître l’épargne jusqu’à un certain pourcentage du PIB, et d’autres initiatives, y compris la transition vers une politique monétaire souveraine.

En 1990, la première priorité de Washington et du FMI était de faire pression sur Eltsine et la Douma pour privatiser la Banque d’État russe, en vertu d’un amendement constitutionnel qui a mandaté la nouvelle Banque centrale de Russie, comme la Réserve fédérale ou la Banque centrale européenne, pour être une entité purement monétariste dont le mandat est seulement de contrôler l’inflation et stabiliser le rouble. En effet, la création monétaire en Russie a été retirée de la souveraineté de l’État et liée au dollar américain.

Le plan Glazyev de 2015 a également proposé d’utiliser les ressources de la Banque centrale pour fournir des prêts ciblés aux entreprises et aux industries en leur fournissant des taux d’intérêt faibles bonifiés, entre 1 % et 4 %, rendus possibles par l’assouplissement quantitatif à hauteur de 20 mille milliards de roubles sur une période de cinq ans. Le programme a également suggéré le soutien de l’État aux entreprises privées par la création d’obligations réciproques pour l’achat de produits et de services à des prix convenus.

De même, Glazyev propose que le rouble retrouve sa force comme alternative au dollar, de facto en faillite, par l’achat d’or pour garantir la monnaie. Il a proposé que la Banque centrale soit mandatée pour acheter toute la production d’or des mines russes à un prix donné, afin d’augmenter le soutien au rouble d’or. La Russie est aujourd’hui le deuxième plus grand producteur d’or du monde.

Il est évident que le président de la Russie a réalisé que le progrès impressionnant obtenu par la Russie dans le domaine de la politique étrangère peut être fatalement affaibli par une économie défaillante, talon d’Achille de la Russie, comme je l’ai noté dans un article précédent. L’annonce faite le 25 juillet par Poutine a le potentiel d’inverser cette situation si elle est mise en œuvre avec résolution à tous les niveaux. Là, le président a la responsabilité d’établir clairement la stratégie sur cinq ans, un laps de temps très utile pour juger les résultats, et n’ayant rien à voir avec les vieux plans quinquennaux soviétiques, comme De Gaulle l’avait bien compris en France.

En donnant à la population une vision claire de son avenir, il peut puiser dans les remarquables ressources humaines russes pour accomplir littéralement l’impossible et transformer l’économie en une véritable prospérité fondée sur des bases plus solides que celles du monétariste laissez-faire de l’Ouest qui est aujourd’hui, de facto, en faillite.

Bravo Russie !

F.William Engdhal

Article original paru dans New Eastern Outlook
Vu ici


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