16 janvier 2018

Condamné à la société


En 1950 est survenu un changement important de nos sociétés qui n’a jamais été relevé nulle part. C’est le jour ou le petit peuple a été relégué au rang d’abrutis.

À la lecture des magazines de connaissances publiques comme Science Vie, Science Avenir, ou des magazines américains comme Popular Science ou Popular Mechanics, vous obtenez une science détaillée, des mécaniques élaborées, des interactions incroyables entre les molécules aboutissants à des réalisations ahurissantes, des principes riches en techniques et en concepts bons pour l’homme. Tout autant, les médias électroniques nous présentent une image de la Terre et des sociétés avec leurs réalisations et un regard sur l’étendue des connaissances.

Aussi détaillée que soit la description de la mécanique d’un véhicule de haute performance dernier poulain de concepteurs hors pair dans un magazine, elle sera d’une conception inabordable à la plupart, en raison de sa complexité et quand même les plans mécaniques y seraient, elle engagera bien peu de lecteurs à se lever le lendemain avec le goût de faire mieux. C’est là l’œuvre de maîtres, de spécialistes qu’au mieux il n’est possible que d’admirer et absolument inaccessible à l’individu du peuple. Du rêve. De fait, vous obtenez une foule de connaissances permettant d’emplir votre cerveau avec des matières extraordinaires, qui serviront certainement à épater la galerie dans les discussions de famille, mais inutiles, car inabordables à l’individu, à moins d’en faire un choix de carrières et d’entreprendre un long périple qui lui permettra peut-être lui aussi un jour de contribuer à ces réalisations. Du rêve.

Outre l’exultation intellectuelle du connaisseur, seul capable d’apprécier le génie, cela ne servira qu’à vendre.

Tout comme le Docteur Mirabilis Roger Bacon tentait de vendre la dimension de son champ de connaissances aux rois et aux reines du 13e siècle, seuls susceptibles de posséder de telles œuvres, ou Leonard de Vinci qui faisait de même deux siècles plus tard avec ses recueils de dessins récupérés à travers le monde, ces magazines visent à propager des connaissances exclusives qui seront lues par des intérêts, des gens, des groupes, des spécialistes, qui eux, possèdent les bases pour s’intéresser et aussi le capital pour le réaliser. Très, très peu de gens en fait.

Ça n’a pas toujours été ainsi. En quelques années à peine suivant la deuxième Grande Guerre mondiale, tout a changé. Comme une vague, d’abord en France, ensuite en Angleterre et aux États-Unis. Jusqu’à ce jour, la connaissance et le savoir-faire individuel primaient. Outre les médias électroniques qui n’existaient pas à l’époque, tout ce qui était présenté dans ces mêmes magazines et même les pages de certains journaux, servait le bien commun en instruisant sur des connaissances utilisables et des techniques réalisables par tous. Des plans éclairés, des explications simples, le savoir-faire, des idées originales qui possédaient en commun une simplicité que tous pouvaient reproduire chez soi avec les moyens du bord, à peu de frais.

Se fabriquer un moteur, un robinet, une ampoule, une génératrice, un jouet, une automobile, un avion, tout était à portée de main. Chemin faisant, ces connaissances en intéressaient d’autres qui apportaient de nouvelles idées, de nouveaux contributeurs qui ajoutaient leur créativité à ce bassin social de connaissances et de savoir-faire populaire à travers des groupes communautaires.

C’est là un foisonnement populaire qui s’est encore manifesté avec les circuits électroniques numériques et les ordinateurs jusqu’au milieu des années 80. Tout un monde s’est développé autour de cette créativité pendant plus d’une décennie, jusqu’à ce que l’intérêt des affairistes prenne la relève et procure un fourbi de base à peu de frais, ralliant du coup l’intérêt, la mode et les magazines autour de cette nouvelle base, changeant le paradigme pour un nouveau.

« What’s in it for me? » disent les Américains,

Le savoir-faire populaire, fruit de l’amalgame des avancées d’une foule d’individus passionnés, dans laquelle l’intelligence et la créativité reposaient ouvertement sur la multitude, s’est transformé en une société dans laquelle l’intelligence, la créativité et le savoir-faire reposent sur peu, une classe d’individus qui ne travaillent que lorsque leur intérêt personnel y trouve son compte, nourrissant un système qui ne vise qu’à dynamiser l’évolution des prix en faisant stagner celle des idées par les secrets, des gardiens de la pérennité des profits. Une drôle de société dans laquelle les seuls intéressés à acquérir la nouvelle idée sont ceux qui ne désirent pas la voir diffusée.

C’est à nous, le peuple, la multitude, que la créativité appartient. Elle ne peut exister sans la multitude, alors lorsqu’elle ne repose plus que sur quelques épaules, il faut certainement s’en étonner.

Voici ce qu’en disait l’ingénieur français Adrien Chenot au début du 19e siècle. « Auréole du charlatanisme, le brevet d’invention est, de la part des gouvernements, un aveu moral d’incapacité ou une négation qui, favorisant des spéculations honteuses et retardatrices, éliminent le mérite sans argent; se débarrassant de ce qu’il y a de plus noble (l’appréciation et la récompense du bien); c’est pour n’avoir pas à flétrir la cupide corruption de charlatans, la plupart favoris protégés, et enrichis par ce moyen et par tant d’autres aussi honorables! »

Ce n’est pas l’évolution de la société qui est condamnée puisqu’elle se poursuivra dans la direction des doigts pointés par cette dictature de l’argent, c’est celle de la véritable autonomie des individus face à cette société qui ne tolère plus l’apport de créativité de celui qui n’a pas été éduqué adéquatement par le système. Fini les envolées. Fini les passionnés de l’arrière-cour. Toute évolution n’est plus possible que dans un conformisme abrutissant écrasant tout au passage, un véritable tueur de créativités individuelles reléguant la passion à du petit bricolage de maternelle, à moins de suivre avec soin le sentier recommandé, celui qui évite toute distraction.

Mais qu’a donc apporté au petit peuple l’industrialisation à quatre sous, sinon une spécialisation à la production d’une qualité de second ordre qui ne fait qu’épuiser nos ressources en produisant des objets qui autrement seraient inabordables dans un système de prix dévalué, puisque l’or n’est pas notre étalon d’usage, le dollar l’est. Au 18e siècle, un habit sur mesure dans un tissu de qualité chez un bon tailleur, des bottes et un chapeau de qualité coutaient une once d’or et c’est encore ce que coûte aujourd’hui un tel habillement chez un bon tailleur. Le savoir-faire n’a pas changé de prix ni plus que les matériaux de qualité. Entre les deux, la valeur d’une monnaie et une qualité associée. L’once d’or vaut aujourd’hui dans les $2000 et un costume acceptable peut-être acquis pour $200. L’un va durer une vie et l’autre une saison. Un simulacre. Un engrais social au prix d’une hypothèque servant à maintenir en place une société plus grande qu’elle ne le devrait. N’est-ce pas là la graine de l’inconscience qui mène les grands pollueurs de la planète?

Une vague qui nous aura apporté les écrans médias qui occupent aujourd’hui chaque recoin de notre regard, qui incidemment en plus d’être les sources principales de la consommation accessibles partout, ont été les nouveaux passe-temps ayant servi à remplacer le « plaisir de faire ». Nous avons mis au monde une génération de jeunes qui savent où acheter, mais qui ne savent plus fabriquer. L’éducation est si puissante, qu’ils s’en considèrent privilégiés.

Ça se produit depuis 1950 en Amérique et un peu avant en France. C’est à ce moment que les journaux et les magazines populaires, seules sources de connaissances de la sphère publique, ont donnés préséances aux créations sociales. Des inventions, des idées et de la créativité de la floquée populaire, ils sont passés à celles des grandes organisations et des rats de laboratoires, cessant du coup de participer au bassin de connaissances ouvertes populaires.

Ce fut là le dernier grand virage en « S » de l’autorité-qui-nous-mène. Ils ont créé un monde dans lequel tous ceux qui ne produisent pas consomment. Ce n’est pas l’opportunité qui est exploitée, c’est nous le peuple.

Edison a été un entrepreneur patient et opportuniste, mais il a créé bien peu de choses de lui-même. La majorité de ses brevets sont le fruit d’idées développées par les jeunes ingénieurs qu’il embauchait ou de celles récupérées à peu de frais. S’il est une connaissance qu’Edison possédait, c’est certainement celle des brevets puisqu’il savait qu’en étant le premier à breveter une idée elle lui appartenait. Ce n’est pas la première fois que la méthode de la récupération intellectuelle est utilisée puisque la fondation du système des brevets modernes s’appuie directement sur le système de brevets vénitien établi en 1474, la période la plus « créative » de Léonard de Vinci. Un vol honteux de la créativité populaire.

C’est similaire à ce qui se passe aujourd’hui. Avec Internet, les nouvelles idées ne sont pas difficiles à récupérer. Qui plus est, les bureaux de brevets sont remplis d’inventions de toutes sortes, un trésor qui ne demande qu’à être exploité. Il n’est pas surprenant de constater la part du lion que les entreprises obtiennent de brevets annuels. Usant de positionnement stratégique et d’autres avantages de l’argent, ils ont vite fait de s’assurer une domination insurmontable.

Dans une forêt de séquoias, il n’y a pas de place pour les arbustes.
 
Pierre de Châtillon

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