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22 mai 2018

Du combat rapproché et du sport collectif : aujourd’hui, l’approche scientifique

Le 13 novembre 1960, au Stade Silvo-Appiani de Padoue, l’Inter Milan subissait une défaite humiliante en septième journée de série A. C’était la troisième journée sans victoire pour le nouvel entraîneur Helenio Herrera. Éreinté par la presse, Herrera remet tout à plat. A partir des observations des matchs (il note alors tout de la qualité de l’herbe des terrains aux tics techniques de ses joueurs en passant par les trajectoires des ballons) et de l’étude des idées des autres jusqu'à loin dans le passé, il met en place un nouveau système : le « catenaccio » (verrou), avec une défense renforcée grâce au libero et une capacité de contre-attaque verticale ultra-rapide, système qui va lui permettre de s’imposer dans le championnat italien et même en Europe, en prenant simplement moins de but (0,9 en moyenne par match contre 1,7 marqués pendant huit ans) que les adversaires. On en reparlera.

Ce qui est intéressant dans les sports collectifs pour qui étudie le combat, c’est qu’on s’y affronte aussi de manière directe et dans un cadre très contraint. Il y a peu d’innovations techniques dans les sports collectifs (de nouveaux ballons, quelques équipements personnels plus sophistiqués mais guère plus) et donc une obligation d’innover dans tous les autres champs. Ces innovations de structures ou de méthodes, de loin les plus nombreuses dans tous les domaines, surviennent après un changement de regard, parfois soudain par intuition, mais bien plus souvent par une analyse rigoureuse.

En 1977, l’historien Bill James publie Baseball Abstract, qui popularise l’analyse mathématique du base-ball (ou sabermetrics par référence à la SABR, Society for American Baseball Research, une société fondée en 1971). Il faut cependant attendre en effet le début des années 2000 et une grande nécessité, une très faible masse salariale pour un club de Major League baseball, pour que Billy Beane, le directeur-général des Athletics d'Oakland, l'adopte.

Le plus intéressant de cette histoire (décrite en 2003 dans Moneyball de Michael Lewis et dans un film éponyme [ou « Le stratège »] en 2011) est que cette étude rationnelle a montré que les critères qui étaient utilisés « habituellement » par tous les clubs pour recruter des joueurs étaient complètement dépassés. On recrutait donc très cher des joueurs pour de mauvaises raisons, et par voie de conséquences, il était possible d’acquérir des joueurs en réalité plus performants mais sous-estimés. A partir de 2002, l’équipe atypique des Athletics a pu ainsi rivaliser avec les meilleures équipes de MLB avec une masse salariale trois fois inférieure, jusqu’à ce que les grandes équipes intègrent à leur tour cette innovation (et le succès de Moneyball n’est pas étranger à ce retournement).

Ce qui est intéressant aussi c’est qu’en réalité cette méthode scientifique était déjà employée dans d’autres sports. Encore fallait-il regarder hors de son centre d’intérêt et son domaine de compétence pour trouver des idées nouvelles. Cette configuration mentale en T (compétence profonde + ouverture d’esprit), on pouvait dès l’époque de Baseball Abstract, la retrouver à Kiev chez Valeri Lobanovksi, entraîneur du Dynamo. Lobanovksi présentait la caractéristique, courante à cette époque en URSS, d’avoir été à la fois un bon joueur de football, médaille d’or de mathématique dans son lycée et diplômé d’ingénierie de chauffage de l’institut polytechnique de Kiev.

Lui aussi, lorsqu’il prend la tête du Dynamo en 1973 et comme Billy Beane plus tard, est confronté au problème du manque de ressources. Le football n’est pas prioritaire dans une URSS où les fonds sont centralisés et les joueurs sont de semi-amateurs qui doivent se confronter aux clubs professionnels européens (dont Saint-Etienne en demi-finale de Coupe d'Europe). Par nécessité (mais ce n’est pas le seul à devoir faire face au même défi) et par goût, il entreprend de remettre les choses à plat et de pratiquer un « football scientifique ». Lobanovski est le premier à utiliser les nouvelles technologies de l’époque (informatique, cassettes vidéos) pour accumuler le maximum de données sur ses joueurs, ceux des autres clubs, toutes les méthodes et systèmes de jeu utilisés par les autres. Il est le premier aussi à s’entourer de scientifiques, comme le Dr Anatoliy Zelentsov, spécialiste de bio-énergie (avec qui il écrit Base méthodologique du développement de modèles d’entraînements) mais aussi des psychologues et même des philosophes. Curieux, il s’intéresse aussi au fonctionnement du cirque de Moscou ou le Bolchoï dont il tire de précieux enseignements.

A partir de toutes ces analyses, Lobanovski modélise le jeu (14 tâches individuelles pour les attaquants, 13 pour les défenseurs, 20 actions de coalition) et définit un modèle de jeu jugé optimal (où l’aléatoire est réduit au maximum) avec les joueurs dont il dispose : un 4-4-2 avec milieu en losange et des schémas collectifs appris par cœur par drill. S’appuyant à l’époque sur une grande longévité de joueurs (et de l’entraîneur), Lobanovski fait du Dynamo une « machine » remarquablement bien organisée et performante jusqu’au moment où ses innovations sont copiées, son système de jeu étudié et contré. Surtout l’environnement économique et sociologique change radicalement avec la fin de la guerre froide et il ne peut plus bénéficier de la stabilité nécessaire à l’efficacité du système.

Le monde militaire sait aussi parfois faire des observations rigoureuses du réel et elles donnent souvent des résultats surprenants. A la fin du XVIe siècle, Maurice de Nassau qui dispose lui aussi de ressources limitées face à la puissante Espagne fait analyser rationnellement le combat de l'époque. Il en déduit une optimisation du comportement des hommes sur le champ de bataille, matérialisé par les fameuses planches où, trois siècles avant le taylorisme, les gestes des soldats sont découpés et minutés. S’il mécanise le comportement des hommes, il assouplit le fonctionnement des unités de combat et en obtient une « productivité tactique » très supérieure à ce qui fait alors.

Si Maurice de Nassau est un enfant de la Révolution des sciences (exactes) de son époque, Ardant du Picq, moins de trois siècles plus tard, accompagne la naissance des sciences humaines. Il est le premier à s’intéresser scientifiquement (par le biais d’enquêtes et de sondages) au comportement des hommes sur le champ de bataille. Notons qu’il agit ainsi en amateur éclairé, de soldat qui va vers les sciences, et qu’il perdra la vie au cœur de son domaine d’étude.

Quelques dizaines d'années plus tard, à la fin des années 1930 puis dans les années de guerre, une analyse rigoureuse du combat d’infanterie « tel qu’il se pratique » aboutit à des observations étonnantes, en particulier celle que montrait que tout, ou presque se passait à moins 400 mètres. Dans ces conditions, il n’était pas forcément utile de disposer de munitions capables de frapper avec précision jusqu'à 800 mètres. Avec des munitions moins puissantes que celles des fusils mais avec un peu plus que celles des pistolets mitrailleurs, il devenait possible de concevoir une arme capable de tirer au coup par coup ou en rafale sur la majorité de l’espace de combat d’un fantassin. C’est ainsi qu’est né le fusil d’assaut, dont la variante AK-47 et ses dérivées ont eu une influence forte sur l’évolution du monde. L’observation des combats aériens au Vietnam a mené à une révolution des méthodes d’entrainement des pilotes américains et un accroissement spectaculaire de leur efficacité.

L’observation des choses ne débouche pas forcément sur des changements profonds mais elle s'avère toujours utile ne serait-ce que pour confirmer que le système en vigueur fonctionne bien, en attendant, en combat comme en sport, les adaptions de l'adversaire. Cette observation peut être surtout, on l’a vu, la source d'innovations radicales ou même de rupture. Dans ces conditions pourquoi ne le fait-on plus régulièrement voire de manière permanente ?

En premier lieu, parce que cela demande des ressources et des efforts, ces mêmes ressources que l’on supprime en premier lorsqu’on veut faire des économies à court terme et que l’on préserve lorsqu’on réfléchit à long terme. En France, outre les initiatives de certains corps et unités élémentaires, le combat rapproché aux petits échelons est étudié par deux laboratoires principaux : les Commandement des opérations spéciales et la Direction des études et de la prospective (EDP) de l’infanterie, et particulièrement son Bureau études générales et doctrine. Ils font un travail remarquable mais leurs moyens, notamment humains, sont limités, loin de la Close Combat Lethality Task Force mise en place en février 2018 par le Département de la défense américain avec des moyens conséquents et directement rattaché au Secrétaire.Surtout, il faut en comprendre la nécessité et avoir conscience limites des habitudes et des croyances, qui sont destinées là-encore à être périmées un jour. Le vrai professionnel cultive le doute.

Pourtant que d’économies, et avant tout en vies humaines, en observant, expérimentant, encourageant les exercices et les combats réels dans le détail. Où se trouve la banque de données qui compile les retex détaillés de tous les combats d’infanterie depuis cinquante ans ? Est-on capable d’expliquer en détail comment sont tombés les 600 soldats morts et les milliers de blessés « pour la France » depuis la guerre d’Algérie et d’en tirer des enseignements ? Existe-t-il un équivalent à la Society for American Baseball Research consacrée au combat, une Académie du combat rapprochée qui rassemblerait autour des institutions des experts bénévoles (ou réservistes) militaires ou civils venus d’horizons divers ? Encourage-t-on les idées des chefs de groupe, de sections et de compagnie ? Comment peut-on expérimenter au plus petits échelons ? Avec quels moyens ? Existe-t-il des instruments de simulation efficaces du combat rapproché ? J’ai vu dans un manuel de la Seconde Guerre mondiale et réalisé moi-même (ce qui m’a été utile un jour) des études sur le comportement tireur-cible (combien de mètres peut-on parcourir face à un tireur en attente, surpris, etc.) pourquoi cela n'existe-t-il pas au niveau national ? Pratique-t-on des expérimentations bioénergétiques avec capteurs ?

Il est temps de travailler comme au XXIe siècle.

Raphaël Cosmidis, Christophe Kuchly, Julien Momont, Les entraîneurs révolutionnaires du football, Solar, 2017.
Jonathan Wilson, Inverting the Pyramid: The History of Football Tactics, Orion, 2008. Michael Lewis, Moneyball: The Art of Winning an Unfair Game, WW Norton & Co, 2003.

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